Ne plus jamais dormir de Willem Frederik Hermans

NE PLUS JAMAIS DORMIR (Nooit meer slapen) de Willem Frederik Hermans

Nooit meer slapen est un roman de Willem Frederik Hermans, publié en 1966 aux Pays-Bas. Ne plus jamais dormir, est sa traduction française, par Daniel Cunin, parue en 2009 aux éditions Gallimard. L’auteur, Willem Frederik Hermans, figure majeure de la littérature néerlandaise du XXème siècle, a vécu une vingtaine d’années à Paris à partir de 1973.

Références et remerciements :

NE PLUS JAMAIS DORMIR de Willem Frederik Hermans, Gallimard, 2009.

NOOIT MEER SLAPEN, Willem Frederik Hermans, De Bezige Bij, Amsterdam, 2023.

Le texte est écrit à Groningue de septembre 1962 à septembre 1965.

QUI EST FREDERIK WILLEM HERMANS ?

Willem Frederik Hermans est né en 1921 à Amsterdam. Il meurt en 1995 à Utrecht.

 « Il est l’auteur d’une œuvre importante – comportant une dizaine de romans ainsi que plusieurs essais et recueils de nouvelles – qui jouit d’une immense popularité aux Pays-Bas. »

Il a enseigné la Géophysique à l’Université de Groningue. Ses relations conflictuelles avec les autres professeurs lui ont inspiré son roman Onder professoren.

Très insatisfait de la traduction française de son roman La chambre de Damoclès, il interdit par la suite toute autre traduction, si bien que malgré une œuvre considérable, seuls trois de ses romans sont aujourd’hui traduits en français. Malheureusement, les traduction de ses ouvrages en anglais ne sont pas plus nombreuses. Hermans n’était pas seulement très exigeant quant à la qualité des traductions de ses œuvres, il révisait également ses textes après leur publication pour en proposer de nouvelles versions plus satisfaisantes. A l’occasion de la parution de la quinzième édition de Nooit meer slapen, il écrit en postface :

« Pour un romancier, il n’est jamais trop tard quand il s’agit de remplacer un point par un point d’interrogation, une virgule par un deux-points, un mot par un autre, ou de développer un paragraphe apparu comme trop succinct pour être compris et ainsi de mieux rendre le dessein de l’auteur.

Cette nouvelle édition de Ne plus jamais dormir contient environ deux cent cinquante modifications. La plupart paraîtront minimes. D’ailleurs, le livre demeure le livre qu’il a toujours été, c’est-à-dire ce qu’il aurait dû être dès la parution de la première édition. 

Paris, le 30 juillet 1978 »

Pourquoi cette œuvre Ne plus jamais dormir,  ici-même en suivant l’équateur ? Et par quelle porte  entrer dans ce texte étonnant ?

LES LANGUES ET LA LITTÉRATURE

Le narrateur, Alfred Issendorf, est un étudiant en géologie néerlandais qui part en expédition en Norvège avec des collègues norvégiens, Arne Jordal, Qvigstad et Mikkelsen. Il rencontre à plusieurs reprises des professeurs norvégiens et communique avec eux en anglais ou en allemand.

Est-ce donc pour parler de ces drôles de langues, l’anglais, l’allemand, le néerlandais et le norvégien, que j’ai toutes apprises à un moment donné de ma vie – et dont il ne me reste plus grand-chose –  que j’ai choisi de m’attarder sur Nooit meer slapen ? Il y est même question du Nynorsk, parlé dans la région de Bergen, langue à laquelle j’ai également eu affaire, à mon grand désespoir, dans une situation très désagréable. Une chose est sûre : mes articles n’avaient pas encore abordé la littérature néerlandaise, alors que j’ai vécu à trois reprises aux Pays-Bas. De plus, un roman néerlandais qui entraîne ses lecteurs en Norvège, en compagnie de géologues et géophysiciens, a tout pour me plaire, pour avoir également vécu en Norvège, en compagnie d’un géologue-géophysicien, dont j’ai même connu, à une époque lointaine, les professeurs d’université…il n’y a aucun doute que la totalité des œuvres présentées sur ce site sont autant de passerelles vers moi-même qui ai voyagé, en suivant l’équateur, de Quito jusqu’à Kuching, en passant par la Norvège.

Les problèmes de communication tracassent au plus haut point Alfred Issendorf qui doit impérativement être sûr d’être compris pour mener à bien son projet. Dès les premières pages, il se heurte au problème des langues. Recommandé par son professeur néerlandais le professeur Sibbelee, il doit rencontrer à Oslo le professeur norvégien Nummedal.

Alfred s’adresse au professeur Nummedal en anglais :

p.14 : « Il m’est très difficile de distinguer entre l’anglais qu’il parle et le norvégien auquel je ne comprends goutte ; »

Nummedal parle mal anglais : « Where does you come from ? »

p.15 : « Les hollandais ! poursuit-il en anglais, ce sont des malins. Vous me suivez ? Ou préférez-vous que nous parlions allemand ?

– Peu…peu importe, dis-je en anglais.

– Les Hollandais, reprend-il en allemand, ce sont des gens particulièrement intelligents, ils pratiquent toutes les langues. »

Arrivé à Trondheim, Alfred s’étonne d’être compris par le chauffeur de taxi :

p. 64 : « ….lorsque je dis au chauffeur : « Østmarkneset », ce dernier comprend tout de suite où je souhaite me rendre, quand bien même je ne parle pas le norvégien et ai prononcé ce mot au petit bonheur. »

Le professeur rencontré, Oftedahl, qui cette fois parle très bien anglais,  se moque du nynorsk, la langue du professeur Nummedal, qui est la 2ème langue de Norvège :

p.72 : « – …Nummedal est un nationaliste, un chauvin, vous savez. Vous ne comprenez pas le norvégien, vous n’avez donc pas pu y prêter attention, mais il parle nynorsk. Il est originaire de la région de Bergen .

Oftedahl rit, un peu comme nous rions chez nous lorsqu’il est question des défenseurs de la langue frisonne. »

« – Le nynorsk, dit Oftedahl, il existe deux sortes de norvégien, figurez-vous, dans un pays qui ne compte pas même quatre millions d’habitants. Et comme si cela ne suffisait pas, les défenseurs du samnorsk entendent qu’on reconnaisse une troisième langue. »

Dans l’avion pour Tromsø, il essaye d’expliquer à un marin hollandais qui lit une méthode élémentaire de néerlandais-anglais, la construction et la prononciation de la langue anglaise.

p.82 : « Pour la première fois de ma vie, savoir l’anglais me remplit de fierté. »

Arrivé à Tromsø, il se réjouit de comprendre une inscription sous une pierre.

Même si je ne connais pas un mot de norvégien, je comprends tout ce qui est écrit. »

Son collègue Arne (p. 102) « parle un anglais précautionneux, choisissant ses mots sans toutefois s’attacher beaucoup aux nuances. »

La prononciation difficile des noms norvégiens empêche Alfred de les mémoriser : le professeur Oftedahl lui répond :

p.75 : « ….Miss (nom incompréhensible) qui s’occupe de ça est à Oslo. »

Lorsqu’Arne prononce le nom supposé du professeur Hvalbiff, celui-ci est incompréhensible pour Alfred.

p. 103 : « – Et là, à qui t’es-tu adressé ? (Incompréhensible) ?

-Hvalbiff n’était pas là.

-(Incompréhensible) est l’ennemi juré de Nummedal.

-C’est ce qu’on m’a dit à Trondheim. »

Tous ces problèmes de prononciation lui rendent la situation impossible et le fait douter :

p.240 : Arne : – « Oftedahl ? Je ne m’en souviens pas du tout. Le directeur s’appelle Hvalbiff, tu dis ? Ce nom n’existe même pas. Ça ne peut pas être un nom norvégien. »

Arne lui parle du norvégien, dont le statut est un peu comparable à l’international à celui du néerlandais.

p.104 : « Notre langue ne compte pratiquement pas dans le monde. Chaque étudiant se doit de parler anglais, français et allemand. Sans ces langues, impossible de terminer le moindre cursus universitaire. De ce fait, notre langue devient une sorte de langue au rabais, une langue d’écoliers. »

Il affirme que s’exprimer dans une langue qu’on maîtrise mal rend vulnérable.

p. 105 : « Faut le dire, quand on parle une langue qui n’est pas notre langue maternelle, on est rabaissé, irrévocablement. Pourquoi les peuples colonisés tels les Noirs, les Indiens, etc., ont-ils la réputation d’être aussi infantiles ? Parce qu’ils étaient contraints de parler à leurs maîtres des langues qu’ils maîtrisaient mal. »

C’est le cas de leur collègue Mikkelsen.

p.134 : « I talk very bad English. Sorry »

Quand Mikkelsen s’exprime en anglais, ses propos sont ridiculisés par ses fautes d’anglais.

p. 188 : « Peu à peu, je me rends compte que Qvigstad se paie régulièrement la tête de Mikkelsen. »

« …quand celui-ci prend la parole – or il ne la prend presque jamais -, Qvigstad le contredit presque systématiquement. »

Par contre Qvigstad qui parle parfaitement anglais peut se permettre de faire de l’humour.

« Grâce à une bourse, Qvigstad a passé une année en Amérique, il parle parfaitement anglais, bien plus vite qu’Arne, mais cela tient peut-être pour une part à son caractère. »

Pour Arne, on comprend et ressent les choses dans sa langue maternelle :

p.105 « …chez tout un chacun, quelle que soit la sagesse qu’on peut avoir, se cache un aliéné. Un aliéné endiablé, et cet aliéné se nourrit de tout ce dont tout aliéné se nourrit : de l’enfant qu’on a été à l’âge d’un an, de deux ans, de trois ans. Cet enfant, comprends-tu, n’a appris qu’une seule langue. Sa langue maternelle. »

Arne compare le statut des livres écrits dans une langue minoritaire à celui des peuples colonisés ou des campagnes.

p.106 : « Quand on est un petit pays.(…)..quand par ailleurs presque tous les ouvrages essentiels, c’est-à-dire les livres qui ont raison, ceux qui contiennent la vérité, qui sont meilleurs que la plupart des livres autochtones, c’est-à-dire des livres paternels, quand ceux-là sont écrits dans une langue étrangère, ce qui est étranger revêt de fait à notre égard une position semblable à celle de la mère patrie vis-à-vis de la colonie, à celle de la ville par rapport à la campagne. »

Ainsi Arne pense qu’un écrivain scandinave original n’a aucune chance d’être pris au sérieux : « Dans un petit pays, ce sont toujours les singeurs qui sont les mieux vus, quel que soit le domaine dont on parle. Aujourd’hui qu’Ibsen et Strindberg sont morts, tout le monde sait qu’ils sont les plus grands écrivains qu’a connus la Scandinavie. Mais de leur vivant ! N’importe quel bûcheron pouvait pour ainsi dire gagner le prix Nobel…Ibsen et Strindberg ne l’ont pas eu ! »

Alfred se questionne sur la langue des lapons :

p.112 : «  Les habitants du pays où je me rends, les seuls. Quelle question leur poserais-je si je maîtrisais leur langue ? Êtes-vous heureux ? Mais il est rare qu’on demande pareille chose à des gens dont nous ne sommes même pas séparés par la barrière de la langue. »

Pour Arne, les lapons  « estiment qu’ils sont différents. Je pense qu’être différent, cela tient essentiellement à la langue maternelle. Cette seule donnée explique qu’ils ne pensent pas comme nous. »

Lorsque la conversation est en norvégien, Alfred ne peut la suivre, il essaie de deviner ce qui est décidé en imitant les autres.

p.227 : « Arne formule une objection en norvégien. Tous trois parlent alors quelques instants dans leur langue maternelle. A la fin, ils remettent leur tenue de pluie, je les imite.»

A la fin de son expédition, Alfred décide d’apprendre le norvégien :

p.344: « J’aimerais reprendre l’étude que menait Arne. Je veux apprendre le norvégien. »

Pour Hermans, les écrivains ne sont pas uniquement trahis par les langues et les traductions, il le sont encore plus par les critiques littéraires. Hermans charge cette profession qu’il déteste autant que les professeurs d’université. Les critiques littéraires paresseux et incompétents sont des ennemis des auteurs et de la littérature. La mère d’Alfred est une critique littéraire très particulière !

p.207 : « Elle écrit toutes les semaines deux articles pour deux hebdomadaires, à quoi s’ajoute une demi-page pour le supplément du samedi d’un grand quotidien du soir, sans compter un article mensuel pour une revue culturelle. Le tout sur la littérature étrangère. Soit treize articles par mois dans lesquels elle fait la critique de trente livres. En plus de cela, elle sillonne le pays pour donner des conférences. C’est une autorité incontestable. »

p.207 : « Bien entendu, elle recevait beaucoup plus de trente livres par mois pour en faire la critique. Cinquante parfois.

-Elle les lisait tous ?

– Aucun, Elle ne les ouvrait même pas afin de ne pas casser le dos de ces volumes. Elle se contentait d’écrire soigneusement le titre et le nom de l’auteur sur une fiche. Ce que la plupart des critiques ne prennent pas la peine de faire. De temps à autres, un bouquiniste passait ; il nous achetait ces livres flambant neufs pour le quart de leur prix de vente.

– Mais comment ta mère peut-elle donc écrire des articles sur ces bouquins ?

– On est abonnés à l’Observer, au Times Literary Supplement et au Figaro littéraire.

Ma mère n’écrit des critiques que sur des livres qui ont fait l’objet d’articles dans ces journaux. »

Hermans est bien sûr solidaire des auteurs victimes de critiques littéraires incompétents ou malveillants.

p.210 : « Je pense souvent aux auteurs des livres sur lesquels ma mère écrit ses critiques. Ils ont trimé deux ans, trois ans, se sont dit, à défaut d’avoir près d’eux des gens qui les aimaient assez pour oser tout leur confier : Attends un peu, je vais écrire un livre, il se vendra à des milliers d’exemplaires, peut-être y aura-t-il un ou deux lecteurs pour m’aimer. Et que se passe-t-il ? Il leur faut avaler les balivernes toutes prêtes de ma mère et consorts. Quand ce ne sont pas des insultes. Car cela aussi arrive dans cette branche. C’est même la norme. »

Je me réjouis de ne pas ressembler à la mère d’Alfred ! Cela ne veut pas dire qu’Hermans apprécierait cet article sur son roman, mais si je le trahis, ce n’est pas pour ne l’avoir pas lu !

LA NORVÈGE

Le voyage d’Alfred Issendorf traverse la Norvège d’Oslo jusqu’au Grand Nord. Vol d’Oslo à Trondheim, puis de Trondheim à  Tromsø. À Tromsø il prend un petit hydravion à dix places pour Alta, où il retrouve son collègue Arne. Ensemble ils prennent l’autocar pour Skoganvarre en passant par Skaidi et Russennes. A Skoganvarre tous deux rejoignent leurs deux autres coéquipiers norvégiens, Qvigstad et Mikkelsen. Le reste de l’expédition est une longue, difficile et dramatique traversée à pieds, chargés de lourds sacs à dos, dans la région du lac Lievnasjaurre et du mont Vuorje, jusqu’à ce que le groupe se sépare, et qu’après avoir continué avec Arne, Alfred quitte ce dernier pour partir dans une autre direction. L’expédition se termine au gîte de Ravnastua, avant de rejoindre Karasjok où Alfred prendra l’autocar du retour jusqu’à Alta. Son vol de retour à Amsterdam passera par une visite à Bergen  au sud-ouest du pays.

A quoi ressemble ce pays, pour un jeune néerlandais, obligé de faire des étapes non prévues pour obtenir les documents qu’on lui avait promis à Oslo ? L’architecture, les couleurs vives,  puis les reliefs, la végétation changeante au fur et à mesure de sa progression vers le nord, les grands espaces sauvages et vides, tout l’interpelle.

p. 64 : « Trondheim, je crois que je pourrais aimer cette localité. Des entrepôts en bois couleur rouille dressés au bord de l’eau.

Par la baie vitrée de la Geologiske Undersøkelse : p. 71 « Au beau milieu du fjord, un bateau à vapeur blanc avance. Bateau blanc, eau bleue, ciel bleu ; sur les collines se dressent les pins noirs telles des plumes de corbeau mouillées, plantées droit dans le sol. Le bateau blanc a une bande jaune autour de sa cheminée. »

Que de couleurs, d’impressions fortes et vivaces, au fur et à mesure qu’il s’approche du Grand Nord et que la Nature à la végétation de plus en plus chétive se déploie sous ses yeux, sous la lumière toujours oblique du soleil rasant  !

Arrivé à Tromsø : p. 83 : « De même que la végétation se raréfie et que les arbres des forêts se font plus clairsemés et plus fins à mesure qu’on approche le Grand Nord, et de même les maisons se font plus basses, les agglomérations moins concentrées. »

A Alta, il est au Finmark, la région qu’il est venu étudier : p.99 : « Alta glisse sous mes yeux : petites maisons qui bordent une énorme baie. Des arbres dans les vallées, des sommets pelés. »

De l’autocar jusqu’à Skaidi : p.115 : «  Collines, lacs, rapides, ravins. Le ciel se couvre toujours plus. Dans des larges rivières peu profondes, le soleil scintille…..Au milieu d’une plaine inhabitée, couverte d’éricacées vert foncé, vert clair et rouges, l’autocar s’arrête»

Puis la Nature sauvage le submerge.

p.116 :  « Les derniers arbres, nous les avons laissés derrière nous. Ici, rien ne pousse si ce n’est de la camarine noire, des saules polaires qui nous arrivent aux genoux et des bouleaux nains pas plus hauts qu’un plant de bruyère.. »

p.155 : Une ombre noire coule du Vaddasgaissa jusque sur la plaine qui s’étend près du versant méridional. Au-delà de l’ombre, le sol est vert clair, vert prairie, vert foncé, vert british racing, brun. Petits lacs et cours d’eau sinueux réfléchissent le bleu et le rose du ciel en des couleurs d’aluminium anodisé. »

p232 : « Le nouveau campement, on l’a établi entre deux petits lacs bordés de marais verts. Des bandes d’eau coupent la verdure, se croisent parfois à la perpendiculaire, comme s’il s’agissait de watergangs creusés par des tourbiers. Le ciel est noir, outremer et rouge foncé, volutes pigmentées s’entremêlant sans se mélanger. »

Mousses, cailloux, pierres et tourbe, alternent et remplacent les rares végétaux rabougris. Alfred est ému par la beauté de cette nature qui n’a rien de triste.

p.233 : « Je promène mon regard sur ce paysage rudimentaire, qu’aucun arbre ne trouble, mais qui n’en est pas moins très mystérieux. Grâce aux innombrables nuances que revêtent plantes chétives, mousses, pierres et zones totalement désertes, cette terre pelée ne présente pas un aspect désolé. »

Une lumière particulière, à la fois vive et basse, accompagne Alfred à chaque heure de la journée. La Norvège reste pour lui , avant tout, le pays où le soleil ne se couche jamais.

p.83 : C’est à peine si la lumière révèle que le soir tombe sur Tromsø. Ici, à cette époque de l’année, la nuit ne tombe plus. C’est le royaume où le soleil ne se couche jamais… »

Les animaux ne manquent pas. Alfred rencontrera un labbe à longue queue, un troupeau de rennes, une barge, un renard bleu, une volée d’oies sauvages et même un lagopède.

p. 298 : «  Sur le sol, devant moi, je vois quelque chose bouger. Ça bouge, ça s’arrête de bouger. Un animal. Un renard bleu. Il a un pelage blanc rehaussé d’une tache brune sur le dos. Il se tient pattes écartées, tête dans les épaules à l’instar d’un boxeur, oreilles pointues et laineuses dressées. »

ALFRED ISSENDORF

Avant de devenir géologue, Alfred Issendorf consacre ses jeunes années à la pratique de la flûte traversière.

p.47 : «  A l’époque, mon père était mort depuis longtemps, mais mon grand-père, qui vivait toujours, m’en a donné une dont il avait joué dans ses jeunes années. »

p.48 : « Je voulais devenir flûtiste, flûtiste professionnel dans un grand orchestre. »           

Sa mère finit par le décourager, elle a d’autres ambitions pour lui :

« Et mets-toi bien dans la tête qu’aucun flûtiste ne devient mondialement célèbre.(…) Et sais-tu que dans le meilleur des cas, en tant que flûtiste, tu ne fais que reproduire ce qu’un autre a conçu ? »

Il décide alors de de collectionner les pierres, et de devenir géologue. Son ambition est de devenir professeur d’université.

« Ce dernier argument emporta ma décision. J’ai commencé à collectionner les pierres, car devenir biologiste, à l’instar de mon père, je n’y tenais pas. Plutôt que de devenir flûtiste, je serai un érudit. »

Le décès prématuré de son père alors qu’il était enfant est un traumatisme devenu pour lui un lourd fardeau à porter :

p.126 : « Je suis ambitieux, je n’y peux rien, quand bien même je sais d’où cela me vient. Mon père était un botaniste prometteur, mais il s’est tué accidentellement alors que j’allais avoir sept ans. Il est tombé dans une crevasse, en Suisse. Deux ou trois jours après que nous eûmes reçu l’annonce de son décès, une lettre nous est parvenue : sa nomination au poste de professeur d’université.(…) Ma mère m’a élevé dans l’idée que je devais terminer la carrière que lui n’avait pu mener à bien. »

Cette idée l’obsède et devient sa raison d’être.

p.311 : « …il n’aurait pas fallu que je perde mon père à l’âge de sept ans. Mais s’il était resté en vie, je n’aurais sans doute pas étudié la géologie ni peut-être même fréquenté l’université et serais, qui sait, devenu flûtiste. Un grand flûtiste ? Là est toute la question. Des regrets ? Non. Il y a longtemps que je n’en ai plus. Flûtiste, je n’aurais pas été en mesure de venger mon père, je n’aurais pas été en position de réussir ce que lui a raté. »

Son caractère se forge sur le désir de mener à bien cette mission confiée par sa mère.

p59 : «  Avec moi, rien ne doit jamais aller de travers. Laisser traîner des affaires, se trouver dans une situation imprévue, demeurer à court de réponse, je ne connais pire horreur. Je ne tomberai pas par mégarde, comme mon père, dans une crevasse, en montagne, et si jamais cela se produisait, j’y serais préparé. »

Son projet de thèse est d’écrire sur les formes de terrain du Finnmark, à l’extrême nord de la Norvège.

p.70 « À Amsterdam, j’ai fait la connaissance d’un étudiant norvégien, Arne Jordal, qui m’a parlé du Finnmark. On a alors conçu le projet de nous y rendre ensemble, cet été. Lui y est déjà allé, il pourra donc me mettre au parfum, on va se tenir compagnie, mais chacun a son propre sujet d’étude. »

Alfred Issendorf a une sœur, Eva, p.111 : « …six ans de moins que moi, une fille bizarre, belle à regarder mais bête comme ses pieds. C’est-à-dire qu’elle est croyante, pour ne pas dire superstitieuse. »

Elle lui offre une boussole géologique lors de sa première année d’études. Cette boussole comprend un petit miroir qui lui donne une image de lui-même qui, pense-t-il, ne devrait pas le trahir.

p.52 : « Dans ma boussole, je transporte au moins un soldat qui, contre vents et marées, m’est fidèle. C’est lui qui écrira ma thèse à ma place, il va s’y prendre tellement bien que je vais obtenir la mention très honorable avec félicitations du jury et qu’il deviendra professeur d’université. »

Il part en expédition chargé du lourd fardeau de la mission que lui  a confié sa mère de terminer la carrière de son père :

p.144 : «  …il n’y a que deux ou trois choses auxquelles j’aspire fort au point que j’en viendrais à considérer mon existence comme sans valeur si je ne les atteignais pas : trouver des cratères météoritiques, écrire ma thèse, obtenir une mention très honorable avec les félicitations du jury, épouser la copine d’Eva, devenir professeur de faculté. »

L’amie d’Eva a impressionné Alfred. Il décide qu’elle s’appelle Didon : p.157 : « Comment ce prénom m’est-t-il venu ? Didon, reine de Carthage, tombée amoureuse d’Enée, le héros qui a fui en portant son père sur son dos. Fardeau plus lourd encore que mon sac. »

Alfred est alors devenu Enée :

p.167 : « Enée marcha, son père sur son dos, de Troie jusqu’à Rome. »

Lorsqu’Alfred chute à son tour, obsédé par son père, il pense encore à lui :

p.203 : «  La chute que j’ai faite est une réplique de la chute qui a coûté la vie à mon père. L’esprit malin qui l’a projeté dans le vide m’a poussé à vivre des aventures similaires en vue de me conduire à une mort similaire. »

Au retour de son voyage, Alfred fait un détour par Troldhaugen à côté de Bergen, pour rendre le carnet d’Arne au professeur Nummedal et lui proposer de reprendre les recherches de son ami. Mais ce nom de Troldhaugen rappelle quelque chose au flûtiste qu’il fut dans ses jeunes années, qui a sans aucun doute joué Grieg, mais dont il ne visitera pas la maison, comme si une fois de plus il se trompait de porte.

p.348  « Qu’est-ce que ce nom ? J’ai l’impression de le connaître ; mais ça ne veut pas me revenir, comme s’il figurait au verso d’une page que je n’arrive pas à tourner. »

Il y retrouve l’américaine rencontrée à Tromsø.

p.349 : « -Tu as quelque chose de prévu ? Je vais à Troldhaugen. Tu sais, la maison de Grieg, le célèbre compositeur. Viens.

Grieg ! »

Lorsqu’Alfred rentre de son expédition, et malgré le décès de son Ami Arne et l’échec de ses recherches, sa mère reste fière de lui :

p.363 : « C’est un accident horrible, mais quoi qu’il en soit, toi au moins tu t’en es bien tiré. Je suis fière de toi. »

GEOLOGIE et GEOPHYSIQUE

LES PROFESSEURS et LES PHOTOS AÉRIENNES

Les rencontres avec les professeurs d’université n’ont rien d’encourageant. Le professeur Oftedahl de Trondheim, géophysicien, dénigre la science de son collègue le  professeur Nummedal, géologue d’Oslo, qui, de son côté, dénigre la géologie des Pays-Bas et déteste le professeur néerlandais Sibbelee :

p. 19: « Un aussi petit pays, surpeuplé depuis des siècles et dont le niveau scientifique est considéré comme l’un des plus élevés au monde. J’imagine que chez vous les géologues se marchent sur les pieds et qu’ils sont bien des fois tentés de prendre un orteil écrasé pour une canine d’ours des cavernes ! (…) Le jour viendra où, dans votre pays, on se mettra à compter chaque grain de sable un à un. Moi, je me refuse à encore appeler ça de la géologie. »

Pour Nummedal, la Hollande est « ….un tout petit pays sans relief, fait de boue et de glaise, un tout petit pays sans la moindre montagne. »

Le professeur Oftedahl fait l’éloge de la géophysique et dénigre la géologie.

 p. 76: « Gravimétrie, sismologie, mesure du champ magnétique terrestre ! En un seul mot : le futur appartient à la géophysique ! Au vrai, la géologie est en train de devenir une science obsolète. »

« Mais avec les nouvelles méthodes de la géophysique, on a développé pour ainsi dire une sorte de radar, grâce auquel il devient possible de regarder au travers des strates sédimentaires. Pourquoi dès lors partir encore en expédition avec sa petite tente et son petit marteau, avec sa carte et son calepin ? »

Rien n’est simple pour Alfred. Pour mener ses recherches à bien, il a besoin de photographies aériennes du Finmark. Muni d’une lettre de recommandations de son Professeur Sibbelee, il rencontre à Oslo le professeur Nummedal, sensé lui fournir ces photos. Mais les choses ne se passent pas comme prévu. Il réalise que non seulement les professeurs Sibbelee et Nummedal se détestent, mais que le professeur Nummedal déteste également le Pr. Hvalbiff vers qui il le dirige pour obtenir ces photos. Illustration de l’hostilité entre universitaires dénoncée par l’auteur dans son roman Onder professoren, les professeurs néerlandais et norvégiens en sont un exemple pathétique dont Alfred Issendorf est l’innocente victime. Mettre la main sur ces photos devient une obsession pour l’étudiant désemparé.

Nummedal rabaisse le travail de Sibbelee.

p.16 : « Vous auriez beau me mettre à la torture, je serais incapable de me rappeler ce sur quoi portaient au juste ses recherches.(…) Quoi qu’il en soit, il a passé un bon bout de temps ici. Sans grands résultats, pour autant que je sache. »

Alfred est cependant venu lui rendre visite dans le but d’obtenir des photos aériennes du Finmark.

p.17 : « – Êtes-vous…, êtes-vous parvenu à vous procurer les photos aériennes dont j’ai besoin ?

– Les photos aériennes ? Comment ça ? Les photos aériennes ? Bien sûr que nous en avons ici, des photos aériennes. Mais j’ignore si quelqu’un les a actuellement à sa disposition. On en a tellement, des photos aériennes. »

Alfred insiste p.18 : « Il a été question d’une série de photos aériennes dont je pourrais disposer pour travailler au Finmark. »

Mais les choses ne se passent vraiment pas comme prévu.

p.42 : « –Je n’ai pas de photos aériennes pour vous. (…) 

– Mais le professeur Sibbelee…

– Qu’est-ce qu’il en sait le professeur Sibbelee ! Comment a-t-il pu vous permettre quoi que ce soit au sujet de mes photos aériennes ? Si vous tenez à en avoir, allez les chercher là où elles sont. Autrement dit, au service de géologie de Trondheim.(…) Direktør Hvalbiff ! Il sera heureux de vous recevoir.(…) Je vais l’appeler sans perdre une seconde, ainsi il ne sera pas pris au dépourvu. »

A Trondheim non plus les choses ne se passent pas comme prévu, Alfred y rencontre le professeur Oftedahl qui n’a pas les photos aériennes.

p.66 : « Le direktør Hvalbiff ? Il n’est pas là aujourd’hui. Je suis le direktør Oftedahl… »

p.68 : « Se peut-il, je lui demande quand il a fini de parler du déménagement, que les photos aériennes soient malgré tout déjà ici ? Comment imaginer sinon que le professeur Nummedal m’ait envoyé à Trondheim ? »

Alfred comprend que Hvalbiff, qu’il ne rencontre pas p.73 : « ne peut pas voir Nummedal en peinture. En fait, estimez-vous heureux que Hvalbiff ne soit pas là. Lui ici, vous n’auriez jamais obtenu les photos qu’il vous faut, même si on les avait. »

Alfred reste désemparé par la situation mais ne veut encore croire qu’il a été floué : « Tout n’est pas encore arrivé, mais les photos dont j’ai besoin sont bien entendu là. Je ne peux imaginer que Nummedal m’ait envoyé à Trondheim pour que dalle. »

Il part pour Tromsø sans ses photos et veut encore croire à la malchance. p.82 : « Il n’empêche, les photos aériennes, je ne les ai pas, et il n’y a plus personne à qui je pourrais les demander. »

Ce n’est qu’au court de son expédition qu’il découvre à sa grande stupeur que son collègue Mikkelsen est en possession des photos.

p.234 : « A plat ventre devant la tente, il regarde…regarde dans un stéréoscope.(…) Des photos aériennes ! »

« J’ai le cœur qui bat la chamade, à croire qu’il veut sortir de ma poitrine.

  • Mais dis-moi, tu as des photos aériennes ? »
  • « Tu as des photos de toute la région ?

(…)

  • Oui. J’ai des photos aériennes de tous les endroits où je compte aller.

(…)

  • Où les as-tu obtenues ?
  • C’est Nummedal.
  • (…) Celles-ci viennent de l’Institut de Hvalbiff. Nummedal les a empruntées à Hvalbiff. »

Alfred est alors persuadé qu’il est l’objet d’une conspiration, que Nummedal a profité de sa visite pour se venger de Sibbelee en donnant toutes les photos dont il avait besoin à Mikkelsen. Il exprime sa colère et sa frustration à ses amis qui essaient de le calmer. Mikkelsen le laisse consulter les photos. Il n’y trouve rien de significatif pour ses recherches.

Il est sans aucun doute la victime de l’hostilité réciproque des professeurs Sibbelee et Nummedal. Mais il reste dans le déni. A son retour, il demande à Nummedal de reprendre les études avec lui. Lorsque le professeur lui demande si Hvalbiff lui a finalement remis les photos aériennes : « – On ne me les a pas données et j’ai découvert que votre élève Mikkelsen, les avait. Ça aussi, ça a constitué un handicap, mais je n’en veux à personne. Je comprends que j’étais un intrus et que j’étais condamné à le rester. Voilà pourquoi j’aimerais faire des études à Oslo. Je veux commencer une nouvelle vie. »

C’est alors qu’Alfred se demande si Hvalbiff n’est pas un surnom attribué à Oftedahl par le professeur Nummedal et si tout le monde ne s’est pas moqué de lui !

p.347 : «  Putain ! Ce n’est peut-être qu’un surnom inventé par Nummedal pour le directeur du service de géologie. Ils ont bien dû se marrer les autres, dans mon dos…Hvalbiff. Arne a dit que ça signifie « chair de baleine »

« Se pourrait-il que Hvalbiff ne soit personne d’autre qu’Oftedahl ? »

LES MÉTÉORITES

Alfred est très ambitieux. Le but de ses recherches est de trouver des météorites dans le Finmark, un projet de son professeur Sibbelee….

p.60 : « Ce que je voudrais, c’est trouver une météorite, un fragment provenant du cosmos, tout en souhaitant qu’il soit composé d’une matière jamais encore relevée sur notre planète. La pierre philosophale ou, au minimum, un minerai auquel on donnerait mon nom : Issendorfite. »

Cette idée fait sourire son collègue Arne.

p.125 : I montre à Arne les trous sur la carte : «  …sais-tu ce qu’en pense Sibbelee ? Qu’il s’agit de cratères météotitiques.

– des cratère météoritiques ?

D’effroi, le long visage d’Arne s’allonge encore. Sa bouche refuse de se fermer. Mais ses yeux disent que c’est absurde. »

Sa mère lui écrit et lui raconte qu’enfant, il cherchait déjà un « météore ». Lui n’en a aucun souvenir.

p.131 : « T’ai-je raconté que ton père a même passé une annonce dans le journal pour te trouver un éclat de météorite ? »

Ses recherches sur le terrain restent infructueuses.

p.155 : « Aucun des trous auprès desquels nous passons ne me donne la moindre raison de penser qu’il s’agit d’un cratère météoritique. »

Tout au long de son parcours l’idée l’obsède.

p.187 : « Pas vu non plus des choses qui pourraient venir appuyer l’hypothèse de Sibbelee. »

p.197 : « Je passe la journée à parcourir les environs, mais sans rien trouver dont je puisse tirer profit pour mon hypothèse sensationnelle. »

p.222 : « j’ai étudié huit petits lacs circulaires. En ai fait le tour, examinant les bords avec attention pour voir s’ils ne présentaient pas par hasard une surélévation : la plupart des cratères météoritiques sont cernés par une levée formée du matériau qui se trouvait à l’endroit où la météorite s’est écrasée. Je ne vois rien qui mérite d’être mentionné. »

Alfred ne trouve des météorites qu’en rêve.

p238 : « Au moment même où je les ramasse, je devine ce que c’est : sept fois plus lourdes qu’une simple pomme de terre, trois fois le poids d’un caillou normal de la même grosseur.

Des météorites. »

p.243 : Lorsqu’il examine enfin les photos aériennes de Mikkelsen : « Mes yeux vont et viennent. A croire qu’ils balayent, avec un pinceau, les photos à l’horizontale. Un pinceau qui doit à tout prix rencontrer des trous circulaires, cerclés en partie d’une levée rappelant une marque de fer à cheval sur un chemin sabloneux.(…) C’est de la sorte que tombent les grandes météorites. La matière qui les compose vole en éclats qui pénètre dans le sol – mais pas forcément tous. Certains peuvent être projetés en l’air et atterrir dans les parages avec une vitesse à peine supérieure à celle qui serait la leur si une main les avait jetés. Ce sont ces fragments que ramassent les collectionneurs. »

p.249 : Alfred pense qu’Arne se dit : « S’il y avait ici des cratère météoritiques, on saurait les découvrir nous-mêmes, nous, les Norvégiens. Pas besoin d’attendre la venue d’un Hollandais. »

Après s’être séparés de Qvigstag et Mikkelsen, et après avoir vainement cherché des cratères météoritiques et  traversé un impressionnant ravin, Alfred et Arne font une pause bien méritée.

p.270 : « On est assis sur une roche, comme sur un banc, en surplomb du glacier. »

Accablé de fatigue, Alfred décide de prendre les choses en main. Il décide que sa boussole est bien meilleure que la boussole de scout d’Arne, bien que celle-ci soit « une boussole liquide, (qui) indique plus ou moins toujours le nord, y compris quand elle n’est pas posée à l’horizontale. »

Mais Alfred s’entête.

p.272 : « J’ai une meilleure boussole que lui et j’aurai l’occasion de montrer que je sais l’utiliser. »            

Seulement, sa boussole lui indique la mauvaise direction et Arne refuse de le suivre. Plus loin, désorienté, il consulte une nouvelle fois sa boussole. Elle indique à présent une autre direction.

p.275 : « Une chose bizarre se produit. L’angle que forme l’aiguille avec la direction que j’ai repérée sur la carte est inférieur de 90° à ce que j’obtenais tout à l’heure. En d’autres mots : si ce que la boussole indique à présent est juste, c’est bien Arne qui avait raison… »

Alfred cherche alors des explications plausibles au disfonctionnement de sa boussole.

p.276 : « Sans doute l’eau s’est-elle glissée dans la boussole. »

C’est alors qu’en manipulant sa carte, il fait tomber la boussole dans une fente et cherche en vain de la retrouver. p.278     :  « Je me penche sur chaque fente sans trouver nulle part la boussole. »  

Mais la perte de la boussole, indispensable à Alfred pour se repérer, tombée dans une fente avec son petit miroir, comme son père dans la crevasse, n’est pas le seul malheur : sa montre s’est également arrêtée. Alfred s’empresse  de mettre également cette avarie sur le compte de l’eau  et reproche à sa mère de ne pas lui avoir offert une montre étanche.

 p.281 : «  Quand j’ai commencé mes études, voilà sept ans, ma mère me l’a offerte. Pour quelqu’un comme moi, lui ai-je dit, une montre étanche aurait été plus appropriée. »

Il repart finalement sans sa boussole ni sans plus connaître l’heure exacte. Pas à un seul instant il ne se demande pourquoi sa boussole et sa montre ont cessé de fonctionner au même moment. Pas un seul instant Alfred Issendorf, pourtant parti à la recherche de météorites, ne pense que le champ magnétique d’une météorite présente dans l’environnement, a pu affecter sa boussole et déranger sa montre ! Il continue sa quête, heureux malgré tout de se retrouver sans ses collègues. Et bien qu’épuisé alors qu’il recherche Arne, il persévère.

p.311 «  Jusqu’à présent, je n’ai jamais reculé devant rien, jamais renoncé. Voilà pourquoi je ne vais pas connaître l’échec, voilà pourquoi je finirai par découvrir un cratère météoritique et peut-être même par rapporter des météorites. »

Ce n’est que plus tard, après avoir retrouvé Arne décédé, sur le chemin du retour vers Karasjok, qu’Alfred entend une déflagration.

p. 330 : « Soudain, à ma gauche, je vois un reflet jaune embraser le ciel gris et j’entends une détonation comme si un avion à réaction passait le mur du son. La lueur disparaît, le ciel reprend sa teinte grisâtre, mais la détonation se prolonge en un long grondement comme si, près d’ici, un train de marchandise franchissait un viaduc. »

Il en parle à un lapon qui a bien entendu la déflagration et vu la lueur.

Il en parle à nouveau dans l’autocar du retour, avec une jeune fille qui attribue la détonation à de la foudre en boule.La conversation s’arrête là. Cette fois encore, Arne ne pense pas à une météorite. Peut-être sa quête s’est-elle arrêtée lorsque le soldat qui l’accompagnait est tombé avec sa boussole dans une crevasse comme l’a fait son père.

Dans l’avion il lit enfin un article. p.360  « La nouvelle  parlait d’une lueur observée et d’un boum entendu dans la région de Karasjok. Un avion du service de géophysique, équipé d’appareils permettant de mesurer l’intensité du champ magnétique terrestre, a décollé et survolé les environs de Karasjok. A un endroit donné, on a relevé en effet une forte variation magnétique. On n’exclut pas qu’une météorite se soit écrasée là. Un groupe de géologues est en route vers le lieu en question. »

Alfred, atterré,  vide alors une bouteille de whisky.

Une fois rentré à Amsterdam, l’ironie du sort veut que sa mère, heureuse de le retrouver sain et sauf, lui offre des boutons de manchette décorés d’une météorite sciée en deux:

p.366 :  « Je les examine attentivement. Je n’ai jamais vu des pierres fines de ce genre. Elles sont étonnamment lourdes. Si je ne m’abuse, elles formaient à l’origine un tout qui a été scié en deux.

ARNE JORDAL

Le compagnon de route d’Alfred, Arne Jordal, est un étudiant brillant du professeur Nummedal. Arne porte de vieux vêtement, son équipement est usagé.

p.102 : « Arne me dépasse à peu près d’une tête. Il a les cheveux d’un blond clair, plutôt longs. À travers, on voit déjà son occiput ; sur les tempes, ils grisonnent. Tout en lui est vieux quand bien même il n’ a qu’un an de plus que moi : vingt-six. Il porte des vêtements d’un autre âge, son pantalon a été rapiécé ainsi que les coudes de son anorak. »

Sa montre est  « …une vieille montre à chaîne montée sur une bande de cuir pareille à celles qu’on vendait il y a des années… »

p.109 : « Vrai de vrai, tout ce qu’il a est vieux et usé. L’étui en cuir de son appareil photo est tellement rêche qu’on a l’impression qu’il est à l’envers, et la bretelle à laquelle il pend laisse supposer qu’elle va se rompre à tout moment ; La boucle a pour sa part déjà lâché. Un amateur l’a rattachée avec un bout de fil de fer. Son anorak est rapiécé, mais aussi son sac à dos, avec du canevas d’une couleur discordante. »

p.150 : « Arne ouvre l’étui usé de son appareil photo, son vieux Leica apparaît…..De tous côtés, l’objet est usé ; sous la laque noire fendillée, on distingue le jaune du cuivre. »

Arne, pourtant, pourrait s’offrir des vêtements et un équipement neuf. Son père est prêt à lui payer ce dont il a besoin, mais Arne a pour principe de ne rien s’accorder.

p.198 : « Tout ce qui est neuf, tout ce qui coûte de l’argent me rend malheureux. Je ne m’accorde rien. »

p.199 : « Je crois, c’est-à-dire j’ai l’impression de croire, car je ne le crois pas, que si je me refuse plus de choses que les autres, eh bien, il m’arrivera un truc formidable. »

p.200 : « …je trouverais horrible de devoir partir en expédition avec la tente dernier cri, les instruments les plus onéreux, l’appareil photo de plus précieux pour au bout du compte revenir sans avoir recueilli le moindre résultat significatif. »

Arne reste toujours attentionné envers Alfred, qui en éprouve de la gêne, de l’agacement, puis du ressentiment. Lorsqu’ils se retrouvent, Arne s’empresse de lui porter sa valise, dès qu’Alfred éprouve des difficultés, il lui donne à boire, lui tend le bras pour traverser la rivière, revient sur ses pas pour l’aider dans les passages difficiles, lui prête des chaussettes sèches, s’inquiète lorsqu’il se blesse à la jambe.

p. 141 : « Arne me tend une serviette. Je suis obligé d’accepter son aide. La refuser serait nous retarder encore plus. Je ne lui arrive pas aux chevilles, je n’ai pas son entraînement, je ne suis pas comme lui un enfant de ce pays. »

p.311 : « Cela fait deux jours qu’il ne fait rien d’autre que m’attendre. Par ailleurs, il n’est pas du genre à râler, à afficher sa mauvaise humeur. Ni à m’inspirer de la honte. J’en éprouve assez comme ça tout seul. »

Arne est véritablement modeste, Alfred découvre dans son carnet que celui-ci ne lui en veut pas de retarder leur progression par sa maladresse, et qu’au contraire il s’inquiète de le déranger lui-même par ses ronflements.

p. 311 : « Alfred toujours pas revenu. Vais malgré tout rester ici, si besoin une semaine. J’ai remarqué qu’il éprouve des difficultés sur ce terrain, auquel il n’est pas habitué. J’admire sa persévérance. Ne se plaint jamais, alors qu’il a fait deux ou trois mauvaises chutes. Sans compter que je l’empêche de dormir à cause de mes horribles ronflements. Un autre que lui aurait depuis longtemps dit : J’en ai ras le bol. »

Arne est endurant et talentueux. Alfred ne peut s’empêcher de le jalouser.

p.106 : En gravissant une pente abrupte : « Il ne reprend pas haleine, ne halète pas, ne marche ni plus vite, ni plus lentement que sur une portion de terrain horizontale. »

p.271 : « Posant son calepin sur ses genoux, il se met à dessiner. Je regarde par-dessus son épaule. Il dessine comme d’autres écrivent. Ce qu’il voit, il l’écrit, mais sans recourir à des mots.  Combien je le jalouse ! »

Mais Arne va mourir. Sa mort semble annoncée à plusieurs reprises. Comme le père d’Alfred, décédé, dont le nom ne figurait pas sur une photo de groupe, Arne, contrairement aux autres, fait une photo sur laquelle il ne figure pas.

p.141 : « Arne est le seul à faire une photo sur laquelle il ne figure pas : son appareil n’est pas muni d’un tel système. »

Alfred est impressionné par les dessins et les notes d’Arne claires et lisibles par toute autre personne.   

p. 223 : « Pas de ces notes qui perdent sur-le-champ leur valeur parce que celui qui les a consignées n’est pas à même de les relire. Des notes qui garderaient la leur intacte si Arne venait à perdre son calepin et que quelqu’un le retrouvait cinquante ans plus tard, ou si lui-même venait à mourir subitement. »

Arne endormi a déjà le visage d’un vieillard qui a vécu plus longtemps qu’il aurait dû.

p.252 :  « Sa bouche ouverte laisse voir des dents laides et jaunes, y compris une bonne part des molaires. La denture d’un vieillard. Il a déjà un visage tout décrépit. On a l’impression qu’il a vécu plus longtemps que la durée de vie qui a été accordée à son corps. »

Et lorsqu’Alfred retrouve son ami mort.

p.316 : «  …son visage est identique à celui qui était le sien quand il dormait : vieux et las, inconcevablement, ridé comme l’écorce d’un chêne. Mais cette fois, il n’est pas en train de dormir. Non, ce n’est pas dormir, ça. C’est ne plus jamais dormir. »

Ne plus jamais dormir, c’est bien la mort d’Arne annoncée dès le titre du roman, Arne véritablement désabusé, qui faisait semblant de croire qu’il lui arriverait « un truc formidable ».

Ses autres compagnons de route sont les deux étudiants norvégiens : Qvigstad et Mikkelsen

Qvigqtag est antipathique, son humour est agressif et raciste :

 Arrivant à sa tente il prétend qu’une jeune femme noire l’attend.

p.206 :  « – Oh ! Une jeune Noire toute nue qui ne dit rien et se contente de sourire ! »

Il est roux.  p. 134 : « il ressemble à quelqu’un, Qui ? Vincent van Gogh. »

Mikkelsen est : « …un jeune gars au cheveux d’un blond sale ». Tous deux ont un équipement de première qualité et sont organisés, robustes et résistants.

p.219 :  « Dans leur tente, tout est rangé avec méthode. »

p.217 : «  Qvigstad mord le monde de ses grandes dents blanches. Il brandit son marteau comme un dieu. Il saute par-dessus les rivières chargé de lourds fardeaux. »  Il ne supporterait pas de dormir dans une tente qui fuit comme Arne.

SOUFFRANCES PHYSIQUES

Du début jusqu’à la fin de son voyage, Alfred Issendorf manque de sommeil.  L’intense fatigue qui en résulte le torture et affecte son moral et sa résistance physique. Dès son arrivée à Oslo, l’absence d’obscurité l’empêche de dormir.

p.49 : « Impossible de dormir. À une telle latitude, en cette période de l’année, le soleil ne se couche pas assez. Des rideaux noirs masquent les fenêtres, mais cela n’empêche pas de savoir que dehors, il ne fait pas nuit. 

Dormir devient très vite une obsession qui l’accompagne tout au long de son expédition .

p.122 : « Je suis assailli par l’absurde souhait de voir l’obscurité totale se faire. Quand on ne dort pas dans l’obscurité, chaque heure de sommeil ne paraît compter que pour une demi-heure. »

Dans la tente d’Arne qui ronfle, la lumière du  soleil de minuit traverse la tente et ses paupières.

p. 179 : « Mes paupières closes forment des rideaux rouges. Le soleil est tellement haut dans le ciel, tellement vif qu’il est impossible de regarder dans sa direction d’où proviennent les rayons qui tombent sur la tente. »

Ne pas dormir devient une véritable souffrance.

p.182 :  « La seule chose qui compte à présent, c’est de trouver le sommeil. »

p.253 : Arne ne cesse de ronfler : « Nuit après nuit, cela m’empêche de dormir. Pourtant je sais que par intermittence, je m’endors . Car le silence me réveille lorsque je ne perçois plus ses ronflements. »

Mais même une fois seul, Alfred ne peut pas dormir.

p.290 : « Je suis tellement fatigué que le sommeil va peut-être cette fois m’envahir. Toutefois, les moustiques ne sont pas encore lassés de mon visage. Alors qu’Arne n’est plus là pour m’empêcher de dormir avec ses ronflements, le sommeil va-t-il encore me fuir ? »

Ce n’est qu’au refuge de Ravnastua, après la mort de son ami, qu’épuisé, il dort 24h d’affilée.

p.328 : « Quand je rouvre les yeux, il y a toujours la même lumière terne et vespérale que lorsque je les ai fermés(…) Mais vingt-quatre heures se sont écoulées. »

Le soleil de minuit n’est donc pas la seule cause de son manque de sommeil. Dès son arrivée à Alta,  Alfred est en effet attaqué par des nuées de moustiques.

p.101 : « Un élancement violent fait vibrer ma paupière gauche. Je la frotte : au bout de mon doigt, des effiloches mouillées d’un moustique écrasé. J’ai la tête cernée de moustiques. Il s’en pose sur mon front, sur mon nez, sur le dos de mes mains. Vu que je dois saisir ma valise et mon sac à dos, impossible de les chasser. »

p.103 : « Toutes les deux secondes, j’écarte des moustiques sur mes mains et mon visage. Quand je regarde Arne, je constate que lui aussi avance au milieu d’une nuée. »

Les moustiques sont aussi dans la maison des amis d’Arne, leur première halte.

p.108 : « …je me déleste de mon sac à dos et me gifle pour tenter d’écraser les moustiques qui nous ont suivis à l’intérieur. Arne prend sur la cheminée un aérosol ; un nuage qui sent le camphre se répand suite à une pression de son index. »

L’équipement prévu ne sera qu’un mince rempart contre les piqûres de moustiques.

p.120 : « Je sors le flacon d’huile anti-moustique, le secoue pour en faire tomber quelques gouttes sur le dos de mes mains. Mais voilà, les moustiques me piquent sur le crâne, derrière les oreilles, dans les cheveux. Le chapeau, je l’ai laissé traîner près de la maison. Une torture d’ailleurs pour quelqu’un qui se promène toujours tête nue. »

Constamment, dans la nature, impossible d’y réchapper.

p.122 : « Entre les arbres, je déboutonne mon pantalon, le baisse en même temps que mon caleçon et m’accroupis. Les moustiques se posent sur mes mollets, mes cuisses, mes fesses, mes couilles. »

En marchant il avale un moustiques.

p.147 : « Je mets un pied devant l’autre, allongeant et accélérant le pas, me contente de respirer par la bouche, mais même ainsi, j’étouffe ; aussi, je relève la moustiquaire. En respirant, j’aspire un moustique ; je le sens au fond de ma gorge, sur ma luette. Je tousse, souffle, essaie de sécréter autant de salive que possible, avale.

Avalé. »

Même à travers la gaze du chapeau, Alfred se fait piquer.

p.180 : « J’ouvre les yeux. Au-dessus du droit, il y a, sur la gaze, un moustique. Le voile repose sur la pointe de mon nez. J’ai été piqué, je n’ai pas rêvé, ça a très bien pu se faire à travers la gaze. (…) Le moustique qui m’a piqué est retourné au sommet de la tente pour fanfaronner à propos de son acte héroïque. »

Après une toilette dans l’eau d’un lac, les moustiques le piquent de plus belle.

p.305 : «  Les moustiques, qui ont bien pris note de mon ablution prolongée, me trouvent plus succulent qu’avant. »

Le supplice est insupportable.

p. 268 :« A chaque seconde de  trop passée au même endroit, je m’enfonce de dix centimètres de plus dans la tourbe. (…) Les moustiques m’envahissent le visage, les yeux. Comme je halète, ma bouche les aspire ; je les sens sur ma langue, sur ma luette. Je m’abstiens de crier car personne ne peut me venir en aide. »

Le manque de sommeil et les piqûres de moustique ne sont pas les seules peines d’Alfred. Son corps souffre est en souffrance. Les difficultés du parcours, le poids de son sac, le froid et la pluie, autant d’embûches qui l’épuisent et le torturent.

 p.133 « Mon corps est chaud comme si j’étais malade, comme si j’avais une forte fièvre. La chaleur va, qui sait, m’assoupir. Le temps s’arrête jusqu’au moment où ma tête me fait souffrir. »

Son mal de tête ne le quitte pas, il se tord les chevilles et se blesse à chaque pas, il est essoufflé, et suit avec de grosses difficulté ses compagnons qui sont bien plus entraînés que lui.

p.145 : « Courbé comme une vieille, je leur emboîte le pas dans la pente, m’enfonçant d’abord dans la boue jusqu’aux chevilles, posant ensuite prudemment les pieds sur le sol pâteux.(…) Je sens mes tempes enfler ; dans mon crâne, le sans martèle mon mal de tête. Comme j’ai baissé la moustiquaire de mon chapeau, je vois le paysage à travers la brume verte de la gaze. »

Il pense avoir atteint la limite de ses forces.

p.147 : « Chaque pas me paraît être le dernier que je puisse faire. »

Les traversées des rivières et des marécages sont autant d’épreuves insupportables.

p.152 : « Par endroits, je marche dans l’eau sur la pointe des pieds. Malgré ces précautions, avant même d’avoir atteint l’autre côté, j’ai les deux pieds mouillés et glacés. »

Il ne cesse de chuter.

p.159 : « Je me jette en avant, tends la main vers celle d’Arne, la rate, percute de tout mon long la pierre sur laquelle il se trouve, me fracasse la figure, de l’eau jusqu’à la ceinture, chevilles cassées…. »

Le poids de son sac le fait souffrir.

p.165 : « Les muscles torturés de mes chevilles forment des manchettes de fer ; le poids du sac à dos est tel que j’ai l’impression de tirer une charrette de sacs de farine. »

Les chutes continuent, la douleur est de plus en plus vive, et pourtant, Alfred continue.

p.200 : « Je vois le paysage comme dans un flash, je pousse un cri perçant. Un choc, je me retrouve sur mes pieds. Ma tête me fait tellement souffrir que je n’ose ouvrir les yeux. Tout mon corps prend appui contre la roche. Je sens la pierre sous mes paumes, mais ne distingue plus rien. Arne est à côté de moi, il me soutient par les aisselles. J’essaie de faire quelques pas, suis incapable d’avancer la jambe droite. Du sang coule de mon œil droit. »

Pas de repos dans la tente inondée.

 p.214 : « L’eau forme des flaques dans les creux du morceau de plastique sur lequel nous sommes couchés. (…) Pour finir, tout ce qui craint l’humidité, nous le mettons dans les sac à dos, enflons nos habits et , sous le tambourinement de la pluie, nous allongeons dans nos imperméables. »

p.219 : « trempées mes chaussettes, mes chaussures. Trempés les duvets qui, dans nos mains, sont comme un magma de boulettes de mastic. »

La douleur est tellement vive et la fatigue intense qu’Alfred ne peut rien imaginer de pire.

p.233 : « A propos de souffrance. Ma jambe droite blessée est à présent enflée de la cheville au genou ; la peau est si tendue que le moindre contact me donne l’impression que quelqu’un y enfonce une épingle tout entière.»

Difficile de ne pas souffrir avec lui.

 p.239 : « Je souffre le martyre. Une crampe fige mon mollet gauche ; je tiens à peine debout, j’ai l’impression que quelqu’un enfile des aiguilles à tricoter dans la moelle de mes os. »

TRACAS MENTAUX

Ces incessantes souffrances et l’intense fatigue affectent Alfred déjà fragilisé par l’inquiétude, le doute et le sentiment de persécution.  Dès son arrivée à Oslo, il se laisse envahir de pensées contradictoires, à la fois suspicieux, inquiet d’avoir lui-même oublié ou mal interprété quelque chose, gêné de ne pas être compris. Il appréhende chaque nouvelle situation, craignant l’échec, le malentendu. Chaque prise de parole le tracasse, se croyant responsable des situations embarrassantes dont il ne peut se dépêtrer. Dans un flot continu de tracas mentaux, il anticipe d’éventuels échecs à venir. Cette activité mentale persistante, qui ne cesse tout au long de son voyage, l’épuise totalement.

A son grand désarroi,  le professeur Nummedal lui propose de lui faire découvrir Oslo. 

p.21 : « Et que se passerait-il si je lui disais de but en blanc que je suis venu pour réclamer les photos aériennes et rien d’autre ? »

Refusant de croire à la mauvaise foi de Nummedal, il lui trouve des excuses.

p.46 : « Peut-être Nummedal est-il bien intentionné. Peut-être a-t-il fait de son mieux pour m’obtenir les photos aériennes… »

Mais l’idée de ne pas avoir obtenu les photos l’obsède.

p.96 : « …mes pensées vagabondent. Celle-ci : Mais je n’ai pas obtenu les photos aériennes, m’assaille en une vague pareille à une rage de dents. »

Il veut pourtant se persuader que les professeurs n’y sont pour rien.

p.98 : « Comment ne pas imputer le fait que je ne les aie pas obtenues à une accumulation de hasards malencontreux et à rien d’autre ? »

Sans cesse anxieux, Alfred craint alors de ne pas retrouver Arne avec qui il a rendez-vous.

p.91 : « Nous avons fixé rendez-vous à Alta, mais qui sait ce qui a pu se passer : peut-être m’a-t-il entre-temps expédié un message que je n’ai pas reçu, peut-être a-t-il changé d’avis au sujet du lieu ou de la date de rendez-vous. »

Lorsqu’Arne est bien au rendez-vous fixé, Alfred prend conscience de son anxiété.

p.103 : « Je prends soudain conscience que je suis habité par une peur permanente d’avoir à vivre dans une société où tout le monde se paie de la tête de tout le monde. »

Sur le terrain, les compagnons d’Alfred, plus expérimentés, sont plus rapides et efficaces que lui. Cela le tracasse, il craint leur jugement, il aimerait prendre des initiatives.

p.140 :  « A chaque fois que je pense à une chose que je pourrais faire, eux l’ont déjà faite ou bien ils me l’ôtent des mains. »

Lorsqu’il souffre en marchant, il s’inquiète de ce que les autres vont penser de lui.

p.154 : « Putain, je ne suis pas en forme aujourd’hui. Que vont-ils penser de moi ? Je ne veux pas paraître ridicule, JE NE LE VEUX PAS. »

Il rumine et imagine toujours le pire.

p.173 : « J’avoue me laisser aller à une irrépressible tendance à imaginer le scénario le plus terrible : tout cela aura abouti à que dalle. »

La peur de l’échec l’empêche de dormir.

p.217 : « …l’angoisse me tient tout à fait réveillé. L’idée de devoir rentrer en Hollande à la fin de l’été sans avoir rien atteint ! Rentrer avec pour unique consolation : avoir beaucoup souffert, avoir fait mon possible. »

Lorsqu’il découvre que Mikkelsen est en possession des photos aériennes, il se sent persécuté.

p.235 : «  A cette seconde, je hais tellement Mikkelsen que j’éprouve la plus grande peine à respirer. J’ai l’idée que je suis l’objet d’une monstrueuse conspiration. »

Tout le tracasse.

p.257 : « ..la question de savoir pourquoi Qvigstad et Mikkelsen sont partis vers le nord ne cesse de me tracasser. »

p.294 : « La peur de savoir Mikkelsen sur le point de faire une découverte majeure ne cesse de me tourmenter comme un ulcère. »

L’idée de ne pas être compris le terrifie.

p.248 : « Ma mère ne va pas comprendre si je rentre en lui annonçant que j’ai abandonné la partie après avoir pris conscience que ce que je fais est dénué de sens. Elle va penser que je suis tombé malade. Sibbelee ne va pas me comprendre. Personne ne va me comprendre. »

Un sentiment de honte très kafkaïen, de ne pas être à la hauteur, de retarder ses amis par sa maladresse, l’assaille.

p.263 : « Ah ! doux Jésus, j’ai peur. Même si je m’écrasais en bas de cette paroi, raide mort, j’aurais encore honte de moi après ma mort. »

L’absurdité de ses souffrances l’effraie.

p­­.266 :  « Jamais encore je n’ai été convaincu de vivre quelque chose de tout à fait inutile et d’inénarrable… »

Alfred progresse totalement désabusé.

p.296 : « Les montagnes ne cessent de s’élever à mesure qu’on les escalade. »

Finalement mourir comme son père ne le tracasse plus. Le sentiment d’échec est total.

 p.324 : « Ce que j’ai voulu en permanence éviter, dans mon angoisse hystérique trahissant une volonté de conjurer le destin : mourir comme mon père, me laisse à présent indifférent.  Car que vais-je ramener de cette expédition ? Sûrement pas une découverte. Rien d’autre que le message de la mort de quelqu’un. »

LES AUTRES PERSONNAGES

Les femmes ont une place à part. D’un côté sa mère et sa sœur Eva qui l’agacent : Il reproche à sa mère de ne pas le comprendre, et à sa sœur sa bêtise et ses croyances.

Et de l’autre côté sont les femmes qui le troublent :

– L’amie d’Eva, dont le visage lui rappelle une œuvre musicale, dont il n’a pas retenu le nom et qu’il décide d’appeler Didon, comme la reine de Carthage, tombée amoureuse d’Enée :

p.143  : « Comment s’appelle sa copine au fait, celle avec laquelle elle s’est pointée la veille de mon départ ? Cette fille m’a troublé au point que je n’ai pas compris son prénom.(…) Peut-être une fille avec laquelle il ferait bon se marier, dans deux ans, une fois ma thèse rédigée. Je pourrais me fiancer le jour de ma soutenance. »

– La dame américaine, Délima, qui est sur le point de le séduire. Après l’avoir rencontrée à Tromsø, il la retrouve à Troldhaugen, la maison de Grieg.

p.351 : « elle me raconte qu’elle est critique musicale et qu’elle publie sur le sujet dans des hebdomadaires de renom. »

Elle l’emmène à l’hôtel. p. 355 : « Je la trouve belle comme on peut trouver belle une poupée exotique. »

p.357 : « J’aimerais bien la caresser n’importe où, mais mes pensées sont contradictoires. Je la trouve belle comme une précieuse momie. » Ils sont interrompu par l’arrivée du mari de Delima qui est saoul.

– Et la fille dans l’autocar du retour, Inge-Marie, qui lui traduit les dernières pages du  carnet d’Arne, qui lui parle de la déflagration entendue du côté de Karasjok, et qu’il quitte avec émotion.

Il y a aussi le lapon qui les aide à porter leur équipement au début de leur expédition :

p.138 : « Un petit homme boucané aux jambes arquées sort de la hutte.  Il porte une chemise à carreaux rouges et verts , un pantalon en velours côtelé et des bottes en caoutchouc. Il a le nez écrasé, les yeux bridés et des cheveux noirs raides comme une brosse à habits. A l’instar de tous les lapons, il arbore un timide sourire et secoue sa tête en guise de salutation. »

Et la statue de l’explorateur Roald Amundsen qui montre la voie à suivre.

p.84 : « Le visage tourné vers le fjord, le vainqueur du pôle Sud contemple l’eau et les montagnes noires sur la rive opposée… »

NE PLUS JAMAIS DORMIR OU L’ABSURDITÉ DU MONDE

Ne plus jamais dormir se déploie comme une vaste fresque à la gloire des grands espaces sauvages du Grand Nord, dans laquelle les humains, minuscules, brillent par leur insignifiance et l’absurdité de leurs comportements.

C’est ainsi qu’Hermans voit le monde qu’il dénonce, à commencer par l’université qu’il déteste.

p.144 : « L’université est une société anonyme de comédiens, et les toges des professeurs sont noires, du noir qu’inspire la peur de voir l’imposture intellectuelle des doctes révélée au grand jour. »

Les hommes sont tous des imposteurs. Seuls les créateurs sont authentiques.

p.214 : « Les créateurs, en général, on n’en a jamais beaucoup parlé. A l’inverse des généraux au torse bombé, des politiciens et d’autres imposteurs. »

L’être humain n’est qu’un être prédéterminé, dépendant des élément qui le composent et qui l’entourent.

p.266 : « …je suis à jamais et en toutes choses sans défense, impuissant et interchangeable comme un atome, et que toute conscience, toute volonté, tout espoir, toute peur n’est qu’une des manifestations du mécanisme gouvernant le mouvement des molécules humaines dans la vapeur insondable de la matière cosmique. »

L’homme ne cesse d’être confronté à ses limites et à son incroyable fragilité.

p.299 : « Jamais encore je n’avais pris ainsi conscience de la vulnérabilité de la couche atmosphérique qui permet à l’homme de vivre. Partout où le terrien se trouve, il éprouve des difficultés à vivre ; et il lui suffit de se rendre à l’extrémité nord ou à l’extrémité sud, il lui suffit de gagner le sommet d’une montagne pour être confronté à ses limites. »

Willem Frederik Hermans, tout comme le faisait Mark Twain en son temps, clame p.183 : « que les hommes entretiennent des idées totalement fausses sur la place qu’ils occupent dans la création. »

Le pauvre Arne pense qu’un devoir incompréhensible, dans un monde incompréhensible, est imposé à l’homme à sa naissance. N’est-ce pas le cri désespéré de l’auteur de Ne plus jamais dormir ? Souffrir et mourir pour des recherches scientifiques qui ne sont que le rêve absurde d’un humain conditionné par ses congénères, ses professeurs, ses proches et ses croyances ! Tout cela ne valait pas la peine !  Un jour Alfred Issendorf a cessé de jouer Grieg à la flûte traversière, pour devenir un scientifique de renom. Obsédé par sa quête illusoire, il n’a pas saisi ce qui était pourtant à portée de main, il n’a pas ouvert les yeux, il n’a même pas vu la météorite qui lui faisait un grand signe car sa quête était tout autre. Willem Frederik Hermans, qui a quitté la vie universitaire pour suivre sa voie et se consacrer à son œuvre littéraire, n’a pas fait cette erreur. Il en est fier et heureux.

Alfred a pourtant rencontré le bonheur, un court instant. Car le bonheur existe, accessible à tous, mais il n’est pas où l’humain l’imagine.

p.189 : « Je mange du poisson dans une assiette sale, avec une fourchette sale. C’est un tel délice que, dans l’exaltation du moment, je voudrais me lancer dans un discours ! Pour la première fois je comprends les philosophes qui aspirent à revenir à la nature ! Je suis heureux. »

P. Mathex 16/10/24