Qui nourrit réellement l’humanité ? de Vandana Shiva

Who really feeds the world?

« Un arbre en lui-même n’a aucune valeur : ce n’est que lorsqu’on le coupe qu’on crée de la valeur. Dans cette logique, la seule connaissance qui compte est celle qui alimente le Marché. Mais c’est une logique trompeuse car l’arbre, tant qu’il est encore debout, fournit de l’ombre, donne des fruits, préserve le sol, fournit un habitat aux oiseaux et aux animaux et produit l’oxygène que nous respirons. » Vandana Shiva (p.35)

L’essai de Vandana Shiva, Qui nourrit réellement l’humanité ?, publié en 2020 aux éditions Actes Sud dans la collection Domaine du possible, est une traduction de son texte original en anglais  Who really feeds the world ? publié en 2016 par North Atlantic Books.

Le sous-titre anglais, non traduit en français, annonce la couleur : The failures of agribusiness and the promise of agroecology : Les échecs de l’agriculture industrielle et la promesse de l’agroécologie.

Références et remerciements :

  • Qui nourrit réellement l’humanité ? Vandana Shiva. Editions Actes Sud, 2020
  • Who really feeds the world ? The failures of agribusiness and the promise of agroecology. Vandana Shiva. North Atlantic Books, 2016

Les réponses à cette question – qui nourrit réellement l’humanité ? – sont listées en huit chapitres dont les titres sont présentés en début d’ouvrage. Ces huit chapitres sont étrangement réduits à cinq dans la traduction française, faisant des « abeilles et des papillons » une sous-partie du « sol vivant », et des « petits exploitants » et de « la liberté des semences » deux sous-parties de la « biodiversité ».

Ce nouveau plan modifié est irritant, mais ne gêne pas la lecture du texte passionnant de Vandana Shiva, par ailleurs bien traduit par Amanda Pratt-Giral, même si cette traduction réduit malheureusement considérablement le texte.

Je m’attarde sur ces remarques concernant la traduction, car j’utiliserai le plan du texte original en anglais pour développer les huit réponses que donne Vandana Shiva à cette question cruciale : qui nourrit réellement l’humanité ?

Les réponses sont les suivantes (la partie en anglais n’apparaît pas dans la traduction):

  1. L’agroécologie nourrit l’humanité (Not a Violent Knowledge Paradigm)
  2. Le sol vivant nourrit l’humanité (Not Chemical Fertilizers)
  3. Les abeilles et les papillons nourrissent l’humanité (Not Poisons and Pesticides)
  4. La biodiversité nourrit l’humanité (Not Toxic Monocultures)
  5. Les petits exploitants nourrissent l’humanité (Not Large-Scale Industrial Farms)
  6. La liberté des semences nourrit l’humanité (Not Seed Dictatorship)
  7. La localisation nourrit l’humanité (Not Globalization)
  8. Les femmes nourrissent l’humanité (Not Corporations)

Une introduction et un chapitre intitulé La voie à suivre ouvrent et referment cet ouvrage.

Qui est Vandana Shiva ?

Vandana Shiva est une physicienne, philosophe, écologiste et féministe indienne qui a fondé l’association Navdayna : « J’ai consacré ma vie à la préservation des semences et à la promotion de l’agriculture biologique et de l’agroécologie. Au lieu d’encenser l’apport de substances chimiques et de capital qui entraîne nos petits producteurs dans le cycle infernal de l’endettement, je me suis attachée à mettre en valeur la biodiversité et les processus écologiques, travaillant main dans la main avec la nature au lieu de lui déclarer la guerre. » p.23

« En 1987, j’ai lancé Navdanya, un mouvement de conservation des semences, de protection de la biodiversité et de sensibilisation aux méthodes agricoles écologiques. » p.23

Pourquoi cet article, cet ouvrage, ici-même « en suivant l’équateur » ?

Après dix années consacrées à une série de 12 articles sur des ouvrages ou auteurs dont le choix est tout sauf hasardeux, suivie d’une pause poétique bien méritée, me voilà prête à reprendre la plume avec en tête une nouvelle série de douze articles qui me permettront de continuer à faire connaître des ouvrages majeurs dont on ne parle pas assez. Les douze premiers articles sont tous indissociables de ma vie, de qui je suis, de ce que je pense. J’y donne à lire des travaux qui m’inspirent, ou des textes littéraires dont la force et la poésie éclairent et chantent à leur manière le monde dans lequel je vis. J’ai pensé ces articles avec la volonté de surprendre, rien ne pouvant prédire, pour aucun d’entre-eux, quel serait le texte suivant. Mais ce premier article sur l’ouvrage de Vandana Shiva, consacré à l’écologie, cette fois ne surprendra peut-être pas, car l’écologie est sans aucun doute la ligne directrice de notre site « en suivant l’équateur », inauguré par l’incroyable voyage autour du monde du grand écologiste que fut Mark Twain.

Qui nourrit réellement l’humanité ? de Vandana Shiva, une synthèse de 30 années de recherche et d’actions, inaugure donc cette deuxième série de 12 articles.

Introduction

Dans une introduction très complète, Vandana Shiva présente en détail la problématique qui a motivé cet essai :

« Bien-être de la planète, santé des habitants et stabilité de nos sociétés sont gravement menacés par l’agriculture industrielle mondialisée, motivée au premier chef par le profit. »p.10

Elle ajoute :

« Les denrées alimentaires ne sont plus une source de subsistance mais bel et bien des marchandises sur lesquelles on peut spéculer et dont on peut tirer du profit. »

Vandana Shiva nous explique qu’à la question « qui nourrit l’humanité ? », deux paradigmes entrent en conflit. Le paradigme dominant est celui de la pensée industrielle et mécanisée. Selon cette vision du monde, chaque plante est un ennemi à exterminer à l’aide de poisons (pesticides, herbicides et plantes modifiées pour qu’elles produisent elles-mêmes leurs pesticides.)

« Mais il existe un autre paradigme soucieux d’assurer la continuité avec les traditions anciennes, en harmonie avec la nature. Il est gouverné par la loi de la réciprocité selon laquelle tous les êtres vivants prennent autant qu’ils donnent. » p.11

 Les chiffres parlent d’eux-mêmes :

« seuls 30% des aliments que nous consommons proviennent des grandes exploitations agricoles industrielles. »p.12

 « Les 70% restants nous viennent des petits exploitants qui travaillent sur des parcelles de taille modeste. En revanche l’agriculture intensive est responsable de plus de 75% des dégâts écologiques infligés à la planète. » p.12

Ces dégâts sont immenses : L’agriculture intensive « tue à grande échelle les pollinisateurs et les insectes utiles. » « Ces trente dernières années, certaines régions ont vu disparaître 75% de leurs abeilles du fait des pesticides toxiques ». p.13

« Les engrais de synthèse nuisent à la fertilité des sols en éliminant les microorganismes qui créent naturellement un sol vivant, et contribuent à leur érosion et à leur dégradation. » p.13

L’agriculture industrielle pollue également l’eau :

« Les nitrates présents (…) créent des zones mortes où toute vie est impossible. »p.13

Elle dépend par ailleurs des combustibles fossiles et est responsable du changement climatique :

« 40% de toutes les émissions de gaz à effets de serre viennent du système agricole mondialisé. »

Elle est également une source majeure d’émission de méthane !

« Paradoxalement, alors que l’on justifie la  destruction écologique par la nécessité de nourrir les populations, le problème de la faim s’est aggravé. » p.14

« Avec la multiplication des McDonald’s et consorts qui répandent la malbouffe à travers le monde, même les personnes qui mangent à leur faim n’ont pas les nutriments nécessaires. » p.15

« L’agriculture intensive s’apparente de façon croissante à une guerre chimique contre la planète, tout comme la distribution des denrées alimentaires elle est aussi devenue une zone de guerre : les accords de « libre-échange », comme on les appelle, dressent les agriculteurs et les pays les uns contre les autres dans une concurrence perpétuelle et sanguinaire. » p.15

Il est important de réaliser que le modèle industriel se construit sur une série de mensonges qui manipulent la réalité, et qu’il en résulte non seulement une catastrophe écologique, mais une aggravation de la pauvreté et de la faim. 

Premier mensonge : « personnifier les entreprises. Ainsi dissimulées sous les traits de personnes à part entière, elles peuvent dicter les règles de la production et entreprendre des échanges commerciaux avec pour seul objectif d’optimiser leurs marges et d’exploiter les êtres vivants. »

Deuxième mensonge : « affirmer que c’est le capital et non les processus écologiques et le labeur acharné et ingénieux des agriculteurs qui crée la richesse et la nourriture. Les personnes et la nature sont réduits à l’état de non-êtres. » p.16

Troisième mensonge : « plus un système utilise d’intrants, plus il est rentable et productif. »

Quatrième mensonge : « ce qui est bénéfique aux entreprises l’est aussi aux producteurs. »

Cinquième mensonge : « les aliments sont des marchandises. (…) Ils entrent en conflit les uns avec les autres et sont arrachés violemment aux économies locales pour les commercialiser sur un marché mondial où ils engendrent du profit ou iront à la poubelle. » p.16

Vandana Shiva dénonce alors la « révolution verte » du Penjab  : « Ce phénomène au nom trompeur est un modèle agricole à base d’intrants chimiques introduit en Inde en 1965. »

Elle nous apprend ainsi que : « A la suite de la Seconde Guerre mondiale, les fabricants de produits chimiques se sont lancés dans une quête effrénée de nouveaux marchés qui leur permettraient d’écouler les engrais de synthèse produits pendant la guerre dans les manufactures d’explosifs. » p.17

Elle nous explique que selon le récit de la révolution verte, « c’est elle qui a sorti l’Inde de la famine (…) Mais en 1965, il n’y avait pas de famine en Inde. »p.17

La vérité est que l’Inde a été obligée de s’engager à acheter aux Etats-Unis des semences et des produits chimiques pour pouvoir recevoir des Etats-Unis les céréales dont elle avait besoin pour faire face à une sécheresse. Le résultat a été catastrophique pour l’Inde : « Autrefois au Penjab, les agriculteurs cultivaient 4 variétés de blé, 37 de riz, 4 de maïs, 8 de millet, 16 de canne à sucre, 19 de légumineuses et 9 de graines oléagineuses. Cette diversité a été réduite à néant par la révolution verte. » p.18

Aujourd’hui on trouve des monocultures peu résistantes aux ravageurs et aux maladies qui doivent sans cesse être arrosées de pesticides. Le résultat de cette révolution verte est « des sols désertifiés, des aquifères épuisés, une biodiversité amenuisée, des paysans endettés et ce que l’on surnomme « l’express du cancer », un train qui transporte les malades de cancers liés aux pesticides jusqu’au Rajasthan où ils reçoivent un traitement gratuit. » p.18

« Ce modèle qui n’est pourtant pas viable est en train d’être exporté dans les états de l’est de l’inde et en Afrique. » p.18

Vandana Shiva accuse Bill Gates et sa fondation de s’acharner à encourager l’introduction de ces produits et de ces semences brevetées en Afrique .

« Aujourd’hui, une deuxième révolution verte est en marche, alimentée par les OGM. » p.19

« Les seuls bénéficiaires des cultures transgéniques sont leurs fabricants. » p.19

Qui donc nourrit réellement l’humanité ? Vandana Shiva répond : L’agroécologie, le sol vivant, les pollinisateurs, la biodiversité, les petits exploitants, la liberté des semences, la localisation, et les femmes, nourrissent réellement l’humanité.

« Continuerons-nous à percevoir les paysans comme des ignorants qui ne sont sans doute pas allés à l’université, ou reconnaitrons-nous leur intelligence pratique, fondée sur des siècles de travail de la terre ? » p.22

L’agroécologie nourrit l’humanité

(Not a Violent Knowledge Paradigm)

Qu’est-ce que l’agroécologie ?

« L’agroécologie est le nom que l’on donne à la discipline qui englobe tous les systèmes agricoles anciens, durables et traditionnels, fondés sur des principes écologiques. » p.35

« Au cours des dix derniers millénaires, l’humanité a cultivé dans le respect de l’écologie. » p.26

« L’agroécologie tient compte des liens entre le vivant et les processus complexes qui ont lieu dans la nature. »p.27

« La science qui la sous-tend (…) est renforcée par les nouvelles connaissances en épigénétique (…) et les découvertes récentes sur les services écologiques fournis par la biodiversité. »

En 1889, le scientifique J.A Voelcker écrit au sujet des systèmes agricoles indiens : « Il n’y a rien ou bien peu de choses à améliorer (…) Mon unique certitude à ce sujet est que je n’ai jamais vu de meilleure image d’une agriculture soignée. » p.26

Vandana Shiva déplore que « Ces cinquante dernières années cependant, quelque chose a changé » p.26

« La deuxième moitié du XXème siècle s’est caractérisée par la mise en place à grande échelle d’une expérience agricole qui n’est pas viable et nécessite de nombreux intrants (produits chimiques, eau, capital) (…) Étant donné que des systèmes autosuffisants existent depuis des millénaires, comment expliquer que cette approche soit devenue le paradigme dominant ? » p.27

Deux théories ont présidé à l’essor de ce nouveau paradigme industriel :

1 – « L’idée cartésienne et newtonienne de la séparation : le monde est fragmenté et constitué d’atomes immuables. »

« Cette hypothèse mécanistique est mère du réductionnisme et du déterminisme actuel, et a mené à l’essor de ce qu’on appelle la théorie fondamentale de la biologie moléculaire selon laquelle l’information génétique (l’ADN) est la molécule principale. » p.28

« Par la suite ce système de croyance a permis l’émergence de l’ingénierie génétique et des semences génétiquement modifiées. »

Or, les OGM « ont réduit la production alimentaire et provoqué l’apparition de nouveaux organismes nuisibles et mauvaises herbes , plus puissants encore, qui s’adaptent peu à peu aux herbicides et pesticides sensés les combattre. » p.29

Vandana Shiva nous explique que les théories cartésiennes et newtoniennes ont été remises en cause par la physique quantique, l’écologie, la nouvelle biologie et l’épigénétique.

« L’épigénétique nous enseigne que la théorie selon laquelle il existe des atomes de vie appelés ‘gènes’ (qui déterminent les traits distinctifs de tous les organismes vivants) est en partie fausse : c’est l’environnement qui influence ces gènes, et ceux-ci ne sont pas en mesure de se réguler ou de s’organise indépendamment de leur environnement. » p.29

2 – La deuxième grande théorie (…) est l’idée darwinienne de la sélection naturelle comme fondement de l’évolution.

« Darwin parlait d’une inévitable « lutte pour l’existence » et avançait que l’évolution était mue par cette « guerre de la nature, qui se traduit par la famine et la mort », or ce n’est pas la concurrence qui dicte l’évolution du vivant, mais la coopération et l’auto-organisation. » p.30

« La monoculture est née de la théorie selon laquelle les plantes sont en concurrence les unes avec les autres, alors qu’en réalité elle coopèrent. » p.30

« L’agriculture intensive est l’une des premières causes du réchauffement climatique. Elle est responsable de 25% des émissions de dioxyde de carbone de la planète, de 60% des émissions de méthane et de 80% des émissions d’oxyde d’azote, de puissants gaz à effet de serre. » p.31

« Au lieu de fournir des aliments variés à différentes communautés en tirant parti des 8500 espèces végétales cultivées dans le monde, ces grosses exploitations produisent une poignée de marchandises qui seront échangées sur le marché mondial. Les monocultures sont par ailleurs beaucoup plus vulnérables aux ravageurs que les systèmes diversifiés, cultivés en agriculture biologue. Cet appauvrissement a débouché sur une transition des régimes alimentaires qui en sortent eux aussi affaiblis. La transition vers la monoculture a donc des incidences négatives son seulement sur la santé des sols, mais aussi sur celle des populations. » p.32

Cette économie de marchandisation des denrées alimentaires sur le marché mondial « fait naître l’idée fallacieuse selon laquelle si l’on consomme exactement ce que l’on a produit, alors on n’a pas produit (puisqu’il n’y a pas de croissance) » p. 32

Au sein d’un système agroécologique, « la durabilité de l’économie de la nature et de celle des populations est fondée sur la loi de réciprocité : il s’agit de donner en retour aux semences, aux sols, à la société. » p.33

Dans un système économique basé sur le profit, le terme de durabilité « implique de veiller à l’approvisionnement de matières premières, au flux des marchandises, à l’accumulation du capital et aux retours sur investissement. » p.34

« Cette nouvelle notion de durabilité a complètement renversé la pyramide économique et l’a rendue instable, écologiquement et socialement. » p.34

« L’agroécologie est une véritable alternative au paradigme inopérant et violent de l’agriculture industrielle. Ce sont les méthodes et les pratiques qui en sont inspirées qui nourrissent l’humanité. »  p.37

Le sol vivant nourrit l’humanité

(Not Chemical Fertilizers)

« On dit d’Albert Howard (botaniste anglais arrivé en Inde en 1905) qu’il est le père de l’agriculture biologique, mais ce sont les exploitants indiens qui ont donné naissance à la philosophie et à la pratique agricole du botaniste. C’est là qu’il découvre les techniques consistant à remettre des nutriments dans le sol. » p.39

Il écrit : « Un sol fourmillant de vie sous la forme d’une microflore abondante permettra l’émergence de végétaux sains, et ces plantes, consommées par les animaux et l’homme, leur permettront d’être en bonne santé. » p.40

Pour Vandana Shiva, il est clair que « Les milliers d’organismes présents dans le sol sont la source de sa fertilité. (…) Leur destruction à coup de produits chimiques menace notre sécurité alimentaire et, partout, notre survie. » p.40

« Dans une terre non contaminée, la matière organique est décomposée par les organismes qui l’habitent pour produire de l’humus, qui devient ensuite du sol vivant.(…) Il peut retenir jusqu’à 90% de son poids en eau. Les sols sans humus sont plus vulnérables à la sécheresse, sujets à l’érosion et à des carences en éléments nutritifs. » p.40

Les sols riches en humus contiennent de nombreux champignons, bactéries bénéfiques et nématodes, indispensables à la fertilité du sol.

De plus « on trouve 10000 à 100000 microalgues par gramme de sol et 1000 à 100000 acariens, araignées, fourmis, cafards et mille-pattes par mètre carré. »  p.42

« L’azote présent dans l’atmosphère est une composante essentielle de l’agriculture parce qu’il aide les végétaux à produire leur nourriture. Afin de pouvoir  être utilisé, il doit être capté et fixé sous forme d’ammoniac. Dans les usines on fixe l’azote en utilisant une immense quantité d’énergie à grands renforts de combustibles fossiles. En agriculture biologique, où différentes espèces sont cultivées les unes à côté des autres, ce sont les cultures comme les légumineuses qui fixent l’azote. » p.42

Albert Howard : « Les usines qui avaient servi pendant la Grande Guerre à fixer l’azote en vue de la fabrication d’explosifs ont dû trouver d’autres débouchés commerciaux et l’utilisation d’engrais azoté n’a fait qu’augmenter . » p.43

« Les champignons, les bactéries et les vers de terre ne survivent pas à cet épandage massif d’engrais chimiques. »

Les engrais azotés contaminent aussi fleuves et lacs, et l’air sous forme d’oxyde d’azote.

« Deux tiers environ des engrais azotés épandus ne sont pas récupérés par les plantes et leurs nitrates vont polluer les nappes phréatiques. »

« Les engrais de synthèse représentent également un gaspillage considérable de ressources financières, car ils sont à la fois très onéreux et très largement subventionnés ». p.44

Par contre :

« Les déjections des vers de terre (…) contiennent trois fois plus d’azote disponible, onze fois plus de potasse et une fois et demi plus de calcium qu’un sol traité aux engrais artificiels. »

« Les subventions sont versées aux entreprises agroalimentaires et non aux exploitants, qui s’enfoncent dans la spirale infernale de la dette à mesure que les prix augmentent. » p.45

« Nous sommes le sol. Nous sommes la terre. Nous sommes faits des cinq éléments(…) qui constituent l’univers. Ce que nous infligeons au sol, nous l’infligeons à nous-mêmes. Ce n’est pas un hasard si les mots « humus » et « humain » ont la même racine étymologique. » (Cette racine est « terre »)

« Dans notre ferme de Navdanya (…) nos travaux ont démarré sur une parcelle de terre sablonneuse, rendue stérile par la culture de l’eucalyptus, importé d’Asie (…) Nous avons reconstruit la diversité et rendu au sol autant de matière organique que possible. Aujourd’hui les vers de terre sont les premiers habitants de la ferme et nous avons pu réduire de 70% l’utilisation de l’eau. La terre grouille de vie et nous nourrit. » p.46

Les abeilles et les papillons nourrissent l’humanité

(Not Poisons and Pesticides)

« Les abeilles, les papillons, les insectes et les oiseaux déplacent le pollen de fleur en fleur, fertilisant les végétaux qui peuvent ainsi se reproduire. » p.48

« Le cycle des semences, qu’il s’agisse des arbres dans les forêts ou des cultures dans nos champs, repose sur les cycles de pollinisation. »p.48

« Dans son livre Printemps silencieux Rachel Carson montre comment la fin de la Seconde Guerre mondiale a débouché sur l’introduction massive de pesticides dans nos cultures et nos aliments. » p.50

En effet, l’industrie des produits chimiques de synthèse est née de recherches faites en vue d’une guerre chimique, par la découverte de corps qui se sont avérés mortels pour les insectes. Le zyklon B est un pesticide utilisé sur les prisonniers des camps de concentration. IG Farben le groupe spécialisé dans la production de neurotoxiques a été jugé pour son rôle dans l’holocauste mais « son rôle dans la perpétration du génocide contemporain à base de pesticides reste pour l’heure impuni. » p.52

« Aujourd’hui on utilise dans le monde près de 1400 pesticides »

Ces pesticides sont : les herbicides, les pesticides, les rodenticides, les fongicides et les molluscicides.

Le pire étant que « Seul 1% des pesticides déversés a un effet sur sa cible, le reste se répand dans l’écosystème, affectant tous ses habitants. » p.50

« Les pesticides ont une action extrêmement générique, ils sont toxiques pour la plupart des organismes, y compris les êtres humains. » p.50

Ils « ne sont pas uniquement répandus sur les champs : ils enrobent également la plupart des semences actuellement sur le marché. »

« En Inde, toutes les semences vendues sur le marché sont enrobées de pesticides. Aux Etats-Unis, 90% des semences de maïs sont enrobées de pesticides néonicotinoïdes de Bayer, en grande partie responsables de la disparition des abeilles. » p.51

« Même en quantité infimes (les pesticides) peuvent être la cause de troubles neuropsychiatriques chroniques. L’exposition prolongée aux composés organophosphorés peut mener à des pathologies aigües qui se traduisent par des nausées, des vomissements, des maux de tête, des douleurs abdominales, des vertiges, des maladies dermatologiques et ophtalmologiques, des fausses couches et des malformations congénitales. » p.52

« La pire catastrophe industrielle a eu lieu à Bhopal en Inde en 1984 à l’usine de pesticides Union Carbide (reprise par Dow) »

« Une fuite de gaz a tué 3000 personnes dans la nuit et a fait plus de 30000 morts par la suite. » p.52

Des milliers de personnes souffrent d’un handicap.

« Malgré 20 ans se lutte contre Dow, le victimes de la catastrophe de Bhopal n’ont rien obtenu. »

« Pendant ce temps, le géant de l’agrochimie continue d’épandre ses pesticides aux quatre coins de la planète. »

« En 1960 aux Etats-Unis, 1 personne sur 20 était atteinte de cancer ; en 1995, en raison de l’utilisation accrue de pesticides, la proportion était de 1 sur 8. » p.53

« Une étude sri-lankaise a mis au jour les liens entre l’épandage du glyphosate (que Monsanto commercialise sous le nom de Roundup) et les maladies rénales, qui ont touché 400000 agriculteurs et en ont tué 20000 ces dernières années. » p.53

L’augmentation de l’autisme  aux Etats-Unis pourrait également s’expliquer par l’utilisation de glyphosate et d’OGM.

«Les entreprises impliquées dans ces activités ont essayé de faire taire les scientifiques dont les travaux révèlent les conséquences néfastes des pesticides et des OGM en les harcelant et les persécutant. » p.53

C’est ce qui est arrivé à Árpád Pusztai, Gilles-Eric Séralini, Tyrone Hayes et Vicki Vance. Vandana Shiva subit elle-même ce genre d’attaques.

« Etant donné que seul 1% des pesticides épandus agit véritablement sur l’organisme cible, leurs incidences sur les insectes et pollinisateurs bénéfiques sont radicales. Parmi eux, les abeilles, qui pollinisent 71 des 100 cultures les plus communes, soit 90% de l’approvisionnement alimentaire de la planète. » p.55

« La manipulation génétique a été présentée comme une alternative aux pesticides chimiques, mais elle obéit à la même logique guerrière, portée par la loi de domination. Dans le cas des OGM, le poison est introduit sous la forme d’un gène producteur de toxine au sein même de la plante, de sorte que le végétal transgénique devient lui-même un pesticide. » p.56

« Tout comme les pesticides traditionnels, les OGM producteurs de pesticides ont créé les ravageurs au lieu de s’en débarrasser. De nouveaux organismes nuisibles plus puissants encore, apparaissent, tandis que les anciens développent une résistance aux substances chimiques ; il faut donc en utiliser davantage . » p.56

Par exemple en Argentine : « après l’introduction de soja Roundup Ready en 1999, l’utilisation d’herbicide a triplé en 7 ans. » p.58

Par contre :

« Dans un système où l’équilibre écologique entre les différentes composantes est respecté, les populations de ravageurs sont sous contrôle, et la biodiversité est en cela notre meilleure alliée. » p.60

« L’équilibre écologique est le meilleur moyen de lutte phytosanitaire dont nous disposons, et les insectes bénéfiques comme les coccinelles, les coléoptères, les araignées, les guêpes et les mantes religieuses y contribuent chacun à leur manière. » p.60

« En cas de prolifération de ravageurs, il existe des alternatives écologiques (…) comme le margousier, ou neem (Azadirachta indica) »

« En 1985, au moment de la catastrophe de Bhopal, j’ai lancé une campagne avec le slogan « Plus jamais de Bhopal, davantage de neems. »

Dix ans plus tard, Vandana Shiva apprend que le ministère américain de l’agriculture et l’entreprise W.R.Grace ont breveté le recours aux neems. Après une longue démarche de 11 années, V.S. et d’autres responsables écologistes ont obtenu l’annulation de ce brevet et l’utilisation du neem comme moyen de lutte contre les ravageurs est revenue à la nature et aux agriculteurs qui y avaient recours depuis des millénaires !

En 2013, l’UE a interdit l’utilisation des néonicotinoïdes mais Bayer a fait obstruction à cette décision en portant plainte contre l’UE.

La biodiversité nourrit l’humanité

(Not Toxic Monocultures)

« Plus de 7000 espèces ont nourrit l’humanité au fil de l’histoire (…). Aujourd’hui, une trentaine de cultures fournissent à elles seules 90% des calories de nos régimes alimentaires, et trois espèces (le riz, le blé et le maïs) représentent plus de 50% de notre apport calorique. » p.65

Trois facteurs sont responsables de la disparition de la biodiversité :

  • l’arrivée des géants industriels sur le marché
  • le commerce à longue distance issu de la mondialisation
  • la transformation industrielle des aliments.

« L’emprise des industriels sur les semences a nui à la biodiversité et a créé ce que j’appelle des « monocultures de l’esprit », qui imposent un seul type de savoir à un monde riche de la diversité et de la pluralité de ses systèmes de connaissances, façonnés par les savoir-faire et compétences issus de la pratique, de l’expérience et de la collaboration avec la nature, vue comme une partenaire. C’est le savoir des femmes et des travailleurs, des agriculteurs et des paysans. » p.66

« Comme les producteurs biologiques cultivent toute une variété de végétaux, leur exploitation n’est pas aussi vulnérable aux organismes nuisibles et aux phénomènes climatiques extrêmes. Par ailleurs, les sols cultivés en agriculture biologique absorbent davantage les précipitations, ce qui leur fournit une protection contre les épisodes de sécheresse. » p.70

« La productivité des pratiques traditionnelles a toujours été élevée, car elle n’est pas tributaire d’apports extérieurs. A l’inverse, l’agriculture industrielle utilise 10 calories d’intrants pour produire 1 calorie de nourriture ; il lui faut aussi dix fois plus d’eau et bien davantage d’hectares que l’agriculture écologique. Ce n’est pas un festin qui nous attend, mais une famine. » p.68

« …bien que la révolution verte ait mené à une augmentation de la quantité de riz produite à l’aide d’intrants chimiques gourmands en capitaux et en eau, elle a surtout mené à la disparition des pois, des graines oléagineuses, des mils, des légumes et des fruits, qu’on ne trouve plus ni dans les champs ni dans les assiettes. » p.73

Les petits exploitants nourrissent l’humanité

(Not Large-Scale Industrial Farms)

Les petits exploitants sont les victimes du système mondialisé :

« Chaque semence porte en elle un potentiel de multiplication infinie. L’abondance vient de la modicité et non du pouvoir. C’est la raison pour laquelle les agriculteurs indiens, lorsqu’ils sèment, prononcent la phrase rituelle : « Que cette graine jamais ne s’épuise. » A plus grande échelle, dans les exploitations industrielles, les semences sont brevetées ou stérilisées par des géants de l’agro-industrie et ne peuvent pas se multiplier et se reproduire. » p.75

« Les paysans et les petits exploitants n’ont pas un « emploi » : ils ont un moyen de subsistance. Les femmes qui produisent des aliments pour nourrir leurs familles et leurs communautés n’ont pas un « emploi », et pourtant elles travaillent davantage et bien plus durement que quiconque. » p.76

Le taux de suicides est effrayant chez les petits agriculteurs indiens :

« Lorsque le profit est le mot d’ordre (alimentaire), ce sont les petits exploitants et les petits producteurs qui sortent perdants du jeu de la mondialisation et des réformes économiques fondées sur la loi du marché. Les moyens de subsistance de 5 millions de paysans ont disparu en Inde depuis le début des réformes agricoles et 284000 agriculteurs se sont tués ces quinze dernières années, acculés par l’échec de cette agriculture fondée sur les capitaux, les intrants chimiques et les semences non renouvelables. »p.78

« Alors même que le gros des subventions est versé aux grandes exploitations, et en dépit de toutes les politiques gouvernementales qui promeuvent l’agriculture intensive, 70% de la nourriture produite aujourd’hui vient des petits agriculteurs selon la FAO. Si l’on y ajoute les potagers et autres jardins urbains, il apparaît que les aliments cultivés à petite échelle constituent l’alimentation de la majorité des habitants du globe. »p.78

La liberté des semences nourrit l’humanité

(Not Seed Dictatorship)

« La semence est le premier maillon dans la chaine alimentaire et le répertoire de l’évolution future du vivant : elle est le fondement même de notre être. » p.84

« Ces cinquante dernières années, le paradigme dominant a permis l’institution d’un cadre juridique et économique de privatisation des semences et du savoir qui y est rattaché. » p.85

« Tout ceci a été rendu possible par une campagne de discrédit systématique des semences indigènes, que les agriculteurs avaient mis au point au fil des siècles (…), les variétés des petits producteurs ont hérité de l’appellation « variétés primitives » par opposition aux « variétés d’élite », ces semences sélectionnées par les scientifiques. Ce savoir de l’ « élite » réduit les variétés paysannes à un simple matériel génétique qui peut ensuite être volé, extrait et breveté par de grandes entreprises. » p.85

Il est important de comprendre que les petits agriculteurs préfèrent les variétés anciennes aux hybrides et aux OGM car elles peuvent être conservées et replantées d’année en année.

Mais « pour dégager des bénéfices, les agro-industries ont rompu ce cercle vertueux et remplacé ces variétés paysannes par trois nouvelles sortes : les HYV (variétés à haut rendement), les hybrides et les OGM. » p.85

Les semences ne sont donc plus une ressource libre mais des intrants coûteux que les agriculteurs sont obligés d’acheter, ce qui les oblige à emprunter. Ces semences ne peuvent en effet pas être replantées.

« Il y a vingt ans, il existait des milliers d’entreprises semencières, la plupart de taille modeste. Aujourd’hui les dix plus grosses sociétés du monde contrôlent un tiers des 23 milliards de dollars que représente le commerce des semences. Si tous les agriculteurs de la planète, qui sont pourtant de véritables sélectionneurs des différentes variétés, étaient obligés d’acheter leurs semences tous les ans, ce secteur vaudrait des milliers de milliards de dollars. » p.88

Les multinationales s’approprient les semences « en les définissant comme leur « invention », qu’ils peuvent donc breveter. Les brevets sur les semences supposent que le droit des paysans de conserver et de partager les graines est aujourd’hui juridiquement défini comme un « vol » ou un « délit contre la propriété intellectuelle. » p.88

« A ce jour, Monsanto a breveté 1676 semences, végétaux et autres dans le monde. » p.89

« Privilégier l’uniformité plutôt que la diversité et la quantité plutôt que la qualité de la nutrition a détraqué nos régimes alimentaires et éliminé  la riche biodiversité de nos cultures. » p.94

Les petits agriculteurs sont privés de leurs droits de trois façons :

  • « …on nie leur contribution à la sélection phylogénétique, et ce qu’ils ont élaboré, en coévolution avec la nature, est breveté comme une innovation. C’est ce que nous appelons la biopiraterie. »
  • « …les brevets conduisent à la collecte des redevances, ce qui revient à extorquer le paysans au nom de la technologie. »
  • « …lorsque les cultures génétiquement modifiées contaminent les champs voisins, le principe de la responsabilité du pollueur est inversé et les multinationales en appellent aux brevets pour établir la responsabilité du pollué, ce qui leur permet d’en tirer des avantages financiers. » p.95

« L’incapacité à rembourser les emprunts contractés, et donc à bénéficier de nouveaux prêts, est largement considérée comme la première cause de suicide des agriculteurs, qui se généralise en Inde. » p.95

Dans le monde entier, des initiatives regroupant associations, militants, scientifiques et citoyens alertent la population et se battent pour « redéfinir les semences comme des communs et protéger la biodiversité de notre planète. » p.98

La localisation nourrit l’humanité

(Not Globalization)

« De l’Arctique aux forêts vierges, en passant par les déserts et les montagnes, chaque zone se caractérise par un écosystème spécifique et donc par un système alimentaire qui lui est propre. »

« Ainsi, les système alimentaires qui ont évolué pour nourrir les êtres humains sont, par leur nature même, locaux, et alimentent la diversité tant biologique que culturelle. » p.101

« Depuis plus de vingt ans, on nous présente la mondialisation des systèmes agricoles et alimentaires comme un phénomène normal et inévitable, mais il n’a rien de naturel, et d’autant moins quand il se rapporte à l’alimentation. » p.101

Avec la naissance de l’organisation mondiale du commerce en 1995, les aliments ont commencé à devenir dépendants d’un système mondial.

« Aujourd’hui toutes les phases du système alimentaire sont contrôlées par des multinationales. » p.101

Il est faux de dire que le modèle de production industrielle et de distribution fondé sur la mondialisation nourrit l’humanité.

« La mondialisation a déplacé les populations, augmenté le taux de chômage, provoqué des famines et favorisé l’insécurité alimentaire comme jamais auparavant. » p.102

« … « ce mythe de la croissance » conduit en réalité à une baisse de la production du fait des monocultures, des exploitations démesurées et des poisons épandus dans les champs. Sur le plan du coût (…) la nourriture mondialisée est produite à grands frais, et sans les 400 milliards de dollars de subventions que touche le secteur agroalimentaire, le système tout entier s’effondrerait. Les charges que représentent les intrants (engrais, pesticides, machines) sont toujours plus élevées que la valeur de la production vendue sur le marché. » p.102

« Ces marchandises lourdement subventionnées sont ensuite vendues aux pays pauvres, qui se retrouvent obligés d’abandonner tout protectionnisme pour que les nations riches puissent se décharger artificiellement de leurs produits bon marché (…)(c’est ce qu’on appelle le dumping) » p.103

« … Les coûts écologiques de l’agriculture intensive, consommatrice de produits chimiques et de combustibles fossiles, sont gigantesques : on parle ici du changement climatique, de l’effondrement de la biodiversité, de l’érosion des sols et de l’épuisement des nappes phréatiques. » p.103

« …Enfin…les famines sont provoquées par l’endettement, car elles surviennent lorsque les paysans sont forcés de vendre toute une production ; par le dumping, qui détruit leurs moyens de subsistance ; et par la marchandisation des aliments, lesquels se retrouvent à l’autre bout de la planète, gaspillant au passage des quantités considérables de nourriture. » p.103

« Toutes les dimensions de cette crise peuvent être résolues par l’agriculture écologique et la localisation. » p.103

Vandana Shiva détaille un grand nombre d’exemples partout dans le monde qui ont mené à la faillite des productions locales.

Par exemple, « En Jamaïque, l’importation de poudre de lait écrémé lourdement subventionnée provenant de l’Union Européenne a mené à l’anéantissement  de la production laitière locale. Paradoxalement, les producteurs laitiers européens ne bénéficient pas eux non plus de ces subventions, étant donné que les sommes sont versées directement aux grosses entreprises agro-industrielles et non aux producteurs eux-mêmes. » p.105

L’Inde, qui est un des plus grands producteurs d’huiles végétales du monde, est passée du statut d’exportateur à celui d’importateur, avec la libération des échanges en 1998.

En 1992, les agriculteurs indonésiens produisaient assez de soja pour répondre à la demande du marché intérieur. Aujourd’hui, 60% du soja consommé en Indonésie est importé.

« D’après la FAO, le déficit vivrier a augmenté de 81% entre 1995 et 2004. Pendant cette même période, les importations de céréales ont connu une hausse de 102%, celles de sucre de 83%, celles de produits laitiers de de 152% et celle de volailles de 500%. Cependant, selon un rapport publié en 2007 par le Fonds international de développement agricole, la région avait la capacité de produire des quantités suffisantes de nourriture. » p.107

« Les spéculateurs font des paris sur les pénuries qui devraient survenir, alors même que les niveaux de production restent élevés. Sur la base de ces prévisions, les multinationales manipulent les marchés. Les grossistes conservent des stocks de marchandises hors du marché afin de stimuler les hausses de prix et de dégager d’énormes profits par la suite. Ainsi en janvier 2008 en Indonésie, au milieu du pic du prix du soja, l’entreprise PT Cargill Indonesia a soigneusement attendu que les prix atteignent des niveaux records avant de sortir les 13000 tonnes de graines de soja qu’elle gardait dans ses entrepôts de Surabaya. Cette inflation artificielle a lieu parce que la spéculation permet de gagner beaucoup d’argent, quand bien même elle est à l’origine des famines à une époque où nous produisons suffisamment de nourriture sur la planète pour nourrir l’humanité. » p.110

Vandana Shiva s’attarde sur les cas du Kenya et du Mexique chez qui la libéralisation des échanges a entraîné la population agricole dans la pauvreté qui a favorisé l’émergence de réseaux criminels et de violence parmi les jeunes générations. Au Mexique, « les terres sur lesquelles on produisait auparavant des aliments locaux et nutritifs sont aujourd’hui des champs de pavot et de cannabis, alimentés par la violence et l’exploitation. » p.115

« En Inde, 214 millions de personnes souffrent de la faim, soit plus que dans tout autre pays au monde. En Afrique subsaharienne, c’est le cas de 198 millions de personnes ; dans la région Asie et Pacifique, 156 millions ; en Chine, 135 millions ; et en Amérique du sud, 56 millions. » p.116

La production industrielle et mondialisée transforme également la nourriture en malbouffe qui détruit la santé des populations

« L’obésité, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’est pas la prérogative des pays riches et développés ; à l’inverse, la mondialisation d’une poignée de marchandises a permis que ces denrées malsaines s’exportent dans le monde entier, un procédé qu’on appelle parfois la  « McDonaldisation de l’alimentation mondiale. » p.119

« Aujourd’hui, 25% des enfants scolarisés à Delhi souffrent d’obésité dues aux larges quantité de malbouffe disponible sur tout le territoire. » p.120

« Paradoxalement, alors que la faim est le lot quotidien d’un quart de la population indienne en raison de la destruction des sources alimentaires locales et des moyens de subsistance des agriculteurs, les classes urbaines plus aisées souffrent de diabète et d’obésité pour les mêmes raisons. » p.120

« La mondialisation accélère le réchauffement climatique par ce qu’on appelle les « kilomètres alimentaires », c’est dire la distance que parcourent les aliments entre leur lieu de production et leur lieu de consommation. » p.121

« Les denrées alimentaires que l’on trouvait à Toronto en 2003 avaient voyagé en moyenne 5360 km. Au Royaume-Uni, la distance parcourue par les aliments a augmenté de 50% entre 1978 et 1999. » p.121

« En 1996, la Grande-Bretagne exportait 111 millions de litres de lait et en importait 173 millions. Elle importait 49 millions de kilogrammes de beurre mais en exportait 47 millions. Pourquoi les britanniques ne consomment-ils par leur propre production et n’importent-ils pas uniquement ce qui leur manque, ce qui leur épargnerait les frais de transport ? Pourquoi ? Parce que ne pas importer et exporter à grande échelle ne génère aucun profit pour les multinationales et leurs flottes de transporteurs. » p.122

Par ailleurs : « Les filières alimentaires à longue distance détruisent la nourriture, tant à l’étape de la production qu’à celle de la distribution. » p.122

« Et d’après la FAO, les 70% de la nourriture qui ne sont pas gaspillés mais arrosés de pesticides nous coûtent 350 milliards de dollars en soins santé chaque année. » p.123

« Il nous faut de toute urgence opérer une transition vers la localisation et les circuits courts. Nous ne proposons pas de mettre fin au commerce international, mais de donner priorité au local. » p.124

Comment faire cette transition ?

« Tout d’abord, les pays doivent donner dans leurs budgets la priorité aux aides à l’intention de leurs citoyens les plus pauvres, pour qu’ils aient accès à la nourriture en quantité suffisante.

Ensuite, ils doivent mettre l’accent sur la production alimentaire nationale, de manière à réduire la dépendance vis-à-vis des marchés mondiaux. Il faut pour cela investir davantage dans l’agriculture paysanne (…) Les petites exploitations familiales peuvent produire une large gamme de denrées, qui garantissent à la fois un régime équilibré et la possibilité de vendre quelques excédents sur les marchés . » p.125

« Les ventes directes du producteur au consommateur doivent être encouragées. » p. 125

« …il faut imposer des contrôles sur les importations sous forme de droits et quotas, ce qui permettra d’éviter le dumping ou les importations à bas prix qui nuisent à la production nationale. Des stocks de sécurité gérés par les gouvernements doivent être constitués afin de stabiliser les marchés intérieurs. » p.125

Enfin, les terres agricoles doivent être accessibles aux familles paysannes et l’expropriation au profit des grande entreprises doit cesser.

Les femmes nourrissent l’humanité

(Not Corporations)

« Les femmes sont les expertes en biodiversité et en nutrition de la planète, et ce sont aussi des économistes qui savent comment produire plus avec moins. Elles contribuent davantage que quiconque à la sécurité alimentaire en cultivant la majorité des aliments du monde et en fournissant au bas mot 80% des aliments nécessaires dans les foyers et dans les régions d’insécurité alimentaire.

Le savoir qui préside à la production alimentaire des femmes est profondément ancré dans les principes de l’agroécologie, et leurs connaissances agricoles sont bien plus sophistiquées  que celles de « experts » qui promeuvent l’agriculture industrielle mécanisée. » p.128

« Et pourtant, ni leurs connaissances, ni leur travail ne sont pris en compte dans les structures de la science et les économies patriarcales (…) Les contributions des femmes ont été éliminées, leur travail invisibilisé, et les systèmes alimentaires durables qu’elles ont façonnés (…) sont ainsi tout bonnement éradiqués de l’équation productiviste dominante. » p.128

« Un rapport de la FAO intitulé « les femmes nourrissent l’humanité » indique qu’elles utilisent davantage de diversité végétale (cultivée ou non) que n’en connaissent les agronomes. Au Nigéria, elles plantent  jusqu’à 57 espèces dans un seul potager ; en Afrique subsaharienne on peut trouver jusqu’à 120 espèces différentes dans les zones cultivées par les femmes jouxtant les champs de cultures vivrières aux mains des hommes. » p 130

« L’économie patriarcale façonne des frontières imaginaires qui nient le contexte de la production, lequel s’inscrit dans l’économie de la nature et les économies des populations. Le PIB se fonde sur l’hypothèse trompeuse selon laquelle si l’on consomme ce que l’on produit, alors on n’a rien produit. Le travail des femmes dans l’économie alimentaire est ainsi réduit à zéro, quand bien même c’est ce travail qui nourrit véritablement les populations. » p.131

« Le revenu est une somme d’argent mais aujourd’hui, l’argent n’est plus seulement une rémunération ou un moyen. Le monde de l’entreprise l’a redéfini et l’a transformé en capital ; ce faisant, il a effacé la créativité des femmes. » p.132

« Fondée sur l’idée qu’un homme bourgeois est l’ « être humain de base » l’économie patriarcale a construit « l’entreprise » à son image. » p.132

Les femmes « ont préservé avec soin la base génétique de la production alimentaire pendant des millénaires, mais cette richesse commune est aujourd’hui définie comme une pratique « primitive » par une vision masculine des semences, qui considère en revanche ses propres produits comme des variétés « avancées ». » p.135

« L’agriculture gérée par les femmes est la base de la sécurité alimentaire pour les communautés rurales. Lorsque le foyer et la communauté sont en situation de sécurité alimentaire, les filles le sont aussi. » p.137

« En 1996, Maria Mies et moi-même avons lancé l’appel de Leipzig pour remettre la sécurité alimentaire entre les mains des femmes. Tout autour du globe, des femmes résistent à l’emprise des entreprises sur les systèmes alimentaires et créent des alternatives qui garantissent la sécurité alimentaire pour leurs communautés.

Citons par exemple :

  • la localisation et la régionalisation au lieu de la mondialisation ;
  • la non-violence au lieu de la domination agressive ;
  • l’équité et la réciprocité au lieu de la concurrence ;
  • le respect de l’intégrité de la nature et de ses espèces ;
  • la compréhension des êtres humains comme composants de la nature et non comme maîtres ;
  • la protection de la biodiversité dans la production et la consommation. » p.137

La voie à suivre

Pour Vandana Shiva, le modèle de l’agriculture industrielle mondialisé nous mène tout droit à l’extinction mais n’est pas une fatalité.

« Le modèle agricole fondé sur la biodiversité, la démocratie et la décentralisation peut devenir la norme. » p.141

Pour cela il faut établir une feuille de route pour réussir à passer d’un modèle agricole à l’autre.

1 – « La première transition consiste à distinguer la fiction de la réalité. Nous devons nous affranchir de la conception de l’entreprise comme personne physique pour revenir à la réalité des vrais individus qui cultivent, transforment, cuisinent et consomment de véritables aliments. » p.141

2 – « La deuxième transition consiste à réfuter la science mécanisée et réductionniste pour privilégier l’agroécologie, fondée sur les rapports et les connexions. Il s’agit de reconnaître l’intelligence du sol, de la semence, de l’eau, de l’agriculteur et de notre corps : ce ne sont ni de la matière morte, ni des machines. » p.141

3 – « La troisième transition consiste à changer la perception des semences, à ne plus les voir comme la « propriété intellectuelle » des entreprises mais comme des entités vivantes, diverses et en évolution ; comme des biens communs qui sont source de nourriture et de vie. » p.142

4 – « La quatrième transition consiste à passer d’une intensification au recours aux produits chimiques à une intensification de la biodiversité et de l’écologie, et des monocultures aux polycultures. » p.142

5 – « La cinquième transition consiste à redéfinir la productivité. » p.142

« La productivité réelle doit prendre en compte tous les coûts sociaux, sanitaires et écologiques de l’agriculture industrielle ainsi que les avantages qu’apporte l’agriculture écologique à la santé publique, à la cohérence sociale et à la durabilité écologique. » p.143

6 – « La sixième transition consiste à renoncer à la fausse nourriture. Il s’agit aussi d’une transition de la vision des produits alimentaires comme marchandises produites pour générer du profit, à celle d’une nourriture  qui constitue notre première source de santé et de bien-être » p.143

7 – «  La septième transition consiste à abandonner l’obsession de la mondialisation pour revenir au local. » p.143

« Les circuits courts nous permettent de reprendre le contrôle de notre alimentation grâce à la démocratie alimentaire. » p.143

8 – « La huitième transition consiste à contester les prix manipulés, trompeurs et faux et à réclamer des prix réels et justes. » p.145

9 – « La neuvième transition consiste à rejeter la fausse idée de la concurrence et à favoriser la coopération. » p.146

« La réalité de la toile du vivant, de la plus petite cellule, du plus petit micro-organisme au plus grand des mammifères, repose sur la coopération. »

« Ces transitions ne sont pas de fausses utopies : elles ont lieu aujourd’hui même, partout dans le monde. »

« Pour nous, ce processus de transition a commencé il y a trente ans avec la fondation NAVDANYA. » p.147

« Navdanya tire sa source d’un engagement simple : protéger la biodiversité et préserver les semences en les tenant éloignées des scientifiques et des brevets. » p.147

« Le cycle de Navdanya « de la semence à l’assiette » est constitué de quatre liens cruciaux » p.148

  1. Le lien entre les semences vivantes et les 120 banques de semences communautaires dirigées par des femmes
  2. Le lien entre les semences et le sol vivant grâce à l’agriculture biologique
  3. La coopération entre producteurs et consommateurs grâce au commerce équitable
  4. L’université de la terre située sur le centre de Navdanya est un centre d’apprentissage sur les savoirs que nous inculque la nature. Elle repose sur des siècles d’évolution des connaissances indigènes. 

Pour conclure

Qui nourrit réeellement l’humanité ? est un texte fort, d’une importance majeure. Grâce aux travaux et à l’engagement de Vandana Shiva, nous comprenons mieux pourquoi l’agroécologie est impérativement la voie à suivre si nous voulons rendre à notre planète sa biodiversité et son habitabilité,  plutôt que de continuer à la saccager et de détruire notre santé. La fondation Navdanya est la preuve que ce projet n’est pas une utopie, mais une transition à la fois possible et indispensable.

« Utilisons notre énergie collective pour œuvrer à la création d’un avenir alimentaire respectueux de la planète. 

Lorsque nous travaillons main dans la main, en harmonie, nous pouvons cultiver le paradis sur terre. » p.152

P.Mathex 25/12/2023