Pérégrinations d’une paria de Flora Tristan

Pérégrinations d’une paria

de Flora Tristan

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Pérégrinations d’une paria de Flora Tristan, récit de voyage datant de la première moitié du XIXème siècle, ouvre le deuxième et dernier volet d’introduction de cet espace sur la toile dont l’intitulé, En suivant l’Equateur, est emprunté à Mark Twain, en hommage à la zone intertropicale, berceau de nos origines, qui divise la planète en deux hémisphères et abrite les dernières forêts tropicales luxuriantes de la planète. En hommage aussi bien sûr, au père de Tom Sawyer et d’Huckleberry Finn, ainsi qu’à tous ceux qui lui ressemblent.

Après ce premier doublon introductif, j’abandonnerai la littérature de voyage classique pour m’attarder plus longuement sur des textes contemporains, romans, récits, essais.

Ces « articles », qui ressemblent déjà plutôt à des chapitres, migreront je l’espère, vers ce lieu inconnu qu’ivres de verticalité, dans l’espoir de mieux pouvoir penser, crier, chanter, parler, prononcer, saisir, pétrir, peser, modeler, écrire, nous poursuivons tous dans notre course éperdue, en laissant des traces individuelles, collectives, interconnectées, textes qui nous rappellent qui nous sommes et auxquels ce site est dédié.

Pérégrinations d’une paria de Flora Tristan

Références et remerciements :

Pérégrinations d’une paria, Flora Tristan, Babel, Actes Sud.

Préface, notes et dossier par Stéphane Michaud.

Pérégrinations d’une paria de Flora Tristan est publié à Paris en novembre 1837. L’auteure y relate son incroyable voyage au Pérou  – incroyable à l’époque, première moitié du XIXème siècle, pour une jeune femme qui voyage seule dans un monde où la femme n’a pas plus de droits que l’enfant et risque à tout moment violences et humiliations : exténuante traversée de l’Atlantique, passage du cap Horn, étape au Chili avant d’accoster au Pérou, et franchir à dos de mule l’espace désertique et montagneux qui sépare la côte de la ville blanche d’Arequipa, où Flora Tristan passera sept longs mois, avant un court séjour à Lima. Le récit se termine à l’embarquement sur un voilier de Liverpool pour le voyage retour vers l’Europe. Epopée courageuse qui dure au total un an et demi, motivée par l’espoir d’être reconnue comme héritière légale de son père, par sa famille paternelle péruvienne – ou peut-être voyage de la dernière chance d’une jeune femme qui n’a plus rien à perdre, paria d’une société qui la rejette et qu’elle rejette.

Plus incroyable encore que ce voyage, ce texte, Pérégrinations d’une paria, récit écrit par Flora Tristan à son retour, et rapidement publié à Paris. Le texte est réfléchi, profond, documenté, le style lyrique incontestablement romantique, l’auteure est prolifique, curieuse, parfois admirative, souvent consternée. C’est un témoignage étonnant où se succèdent de fins portraits des personnes rencontrées, des descriptions des lieux et des climats, des costumes et des coutumes des péruviens, des récits parfois rocambolesques de nombreux événements -guerre civile – qui marqueront l’histoire, de sévères et constantes dénonciations des inégalités, de l’ignominie de l’esclavage, de la condition féminine, et où Flora Tristan expose clairement et sans appréhension ses idées et sa vision du monde, qui seront celles de la militante socialiste engagée pour la cause des exploités qu’elle ne cessera plus d’être.

Etonnamment donc, Flora Tristan, jeune femme sans aucune instruction écrit ce texte, que nous lirons dans son ensemble pour en apprécier la force et la cohérence. Plus étonnamment encore, elle le publie sous son propre nom, à une époque – 1837- où les femmes auteures devaient dissimuler leur appartenance à la gente féminine pour pouvoir éventuellement publier leur travail et espérer être lues. Flora Tristan a suffisamment fréquenté l’école pour apprendre à lire, et c’est ce qu’elle fait. Autodidacte, elle lit énormément, et sa personnalité impressionne. Lectures multiples et forte personnalité, indispensables à l’écriture d’un tel ouvrage, sa beauté sans aucun doute lui permet de franchir les derniers obstacles : Flora Tristan, bien que pauvre, séduit les nombreux protecteurs que ni ses seules origines nobles, ni l’incontestable force de son texte, n’auraient suffi à convaincre, et publie son livre. Le livre est scandaleux pour l’époque, son auteure qui fait le portrait sévère d’une société qu’elle accuse d’oppression ne craint pas les risques immenses qu’elle prend.

Elle le paiera de sa vie. Raillée par la critique en France, son livre brûlé sur la place publique au Pérou, son mari dont elle est séparée et qu’elle fuit depuis 8 ans ne supporte pas le scandale et tente de l’assassiner d’un coup de pistolet en pleine rue. Elle vivra 6 ans de plus avec un éclat de balle logé près du cœur, six années qu’elle consacrera à dénoncer les injustices subies par les femmes et la classe ouvrière, en France et en Angleterre. Pendant ce temps, George Sand qui a eu la sagesse de s’affubler d’un nom d’auteur masculin, dans une société ou les femmes écrivains se font abattre, poursuit sa carrière littéraire.

Pérégrinations d’une paria de Flora Tristan paraît soixante ans avant En suivant l’Equateur de Mark Twain. Mark Twain, auteur américain et anglophone, avait-il entendu parler d’elle ?

Avant de laisser Flora Tristan se présenter elle-même, raconter les mariages désastreux – celui de ses parents, le sien – qui l’ont menée à sa situation de paria et à ce voyage de la dernière chance, voyons à quel point ces deux textes se rejoignent, malgré les situations si différentes de ces deux auteurs pourtant si concernés par les mêmes injustices.

On l’a vu, il y a soixante longues années d’écart entre Pérégrinations d’une paria, premier livre d’une jeune femme franco-péruvienne de 30 ans qui fuit son mari violent, constamment obligée de cacher sa situation dans une société où le divorce est interdit, et où les femmes sont d’éternelles mineures, et En suivant l’Equateur, dernier récit de voyage d’un homme de 60 ans, écrivain mondialement connu et reconnu, qui voyage en compagnie de son épouse et de sa fille. Mark Twain, est donc un grand professionnel de l’écriture, d’abord journaliste, puis romancier, riche d’une longue expérience, il est passé maître dans l’art du mensonge, il manipule son public, et déplace sans cesse la ligne frontière entre fiction et réalité.

Flora Tristan, au contraire, s’élève contre l’usage de la fiction pour rendre compte de la réalité, elle prône l’absolue sincérité  et l’annonce dès le début du texte dans une introduction qui dénonce la lâcheté des publications de mémoires à titre posthume, et le travestissement des idées par le choix volontaire du roman et de la fiction .

« La plupart des auteurs de mémoires contenant des révélations n’ont voulu qu’ils parussent que lorsque la tombe les aurait mis à couvert de la responsabilité de leurs actes et paroles… » p.37

Elle reproche à ces auteurs, de Rousseau à Chateaubriand, qu’elle cite tous nommément bien sûr, d’avoir uniquement voulu faire parler d’eux, et non œuvrer au perfectionnement des idées contemporaines. Elle regrette que George Sand, qu’elle admire pourtant, ait non seulement masqué ses idées derrière le voile de la fiction, mais en plus se soit elle-même dissimulée derrière ce nom d’homme.

« Mais cet écrivain, qui est une femme, non contente du voile dont elle s’était cachée dans ses écrits, les a signés d’un nom d’homme. Quels retentissements peuvent avoir les plaintes que les fictions enveloppent ? Quelle influence pourraient- elles exercer lorsque les faits qui les motivent se dépouillent de leur réalité ? » p.43

On l’a compris, Flora Tristan écrit dans le but d’influencer, pas de distraire. Sa démarche littéraire est intellectuelle et militante. Ses soi-disant protecteurs, puisqu’ils existaient, n’auraient-ils pas pu mieux la conseiller pour atteindre son but sans mettre sa vie en danger ? N’avaient-ils pas le secret désir d’assister au scandale qui suivrait immanquablement la publication des pérégrinations de cette femme écrivain dont la beauté réveille un certain type de convoitise ? Quelles étaient leurs motivations ? A-t-on déjà posé ce genre de question ?

Mais Flora Tristan annonce la couleur en introduction : « Je vais raconter deux années de ma vie : j’aurai le courage de dire tout ce que j’ai souffert. Je nommerai les individus appartenant à divers classes de la société, avec lesquels les circonstances m’ont mises en rapport : tous existent encore ; je les ferai connaître par leurs actions et leurs paroles. » p.47

On imagine à quel point certains lecteurs, se sachant concernés, tremblent d’avance !

Mark Twain, qui dans En suivant l’Equateur, rappelle avec consternation la situation d’esclavage des paysannes, françaises, un demi-siècle pourtant après les pérégrinations d’une paria, n’aurait pas fait partie de ces critiques qui, d’après la préface de Stéphane Michaud, reprochent aux Pérégrinations d’une paria de collectionner « sous tous les climats, les histoires de femmes mal mariées ». Quel genre de critique reproche à une auteure dont l’entière destinée a été marquée au fer rouge par le statut même de la femme dans le mariage, et dont l’ouvrage en est le pur résultat, de revenir sans cesse sur ce qui la hante et qu’avec courage et solidarité elle espère faire changer ? Peut-être le propos de Flora Tristan n’est-il pas assez « distrayant » pour la critique, trop cru, trop vrai, et donc fort ennuyeux.

Mark Twain savait-il que 60 ans plus tôt l’immensité bleue de l’océan, l’apparition magique de la terre à l’horizon, les reflets du soleil sur les vagues dans la zone intertropicale, avaient éveillé chez une jeune femme française les mêmes réflexions ?

« Je crois qu’en mer le cœur de l’homme est plus aimant : perdu au milieu de l’océan, séparé de la mort par une faible planche, il réfléchit sur l’instabilité des choses humaines… » p.131

« Oh ! La terre est, en effet, le paradis de l’homme; mais à lui d’y planter la vigne et l’olivier, et d’en arracher les épines et les ronces… » p .80

« Non, l’œil humain ne peut rien voir de plus sublime, d’un grandiose plus divin, d’une plus éblouissante beauté que le coucher du soleil entre les tropiques ! Je n’essaierai pas de décrire les effets magiques de lumière que produisent ses derniers rayons sur les nuages et sur les flots… » p.121

Flora Tristan se voit elle-même offrir par un marchand négrier italien ces colliers de verroterie, monnaie d’échange contre terre et esclaves, dont nous parlera Mark Twain. 

« Il voulait absolument que j’acceptasse des petits colliers de verroterie, que les négrier ont toujours en quantité à leur bord ; car des ornements de cette valeur sont reçus aussi par l’Afrique en échange de ses enfants. » p.116

Comme le fera Mark Twain, elle cède la parole aux autres pour faire l’éloge de la Nature.

« ..notre globe…est aussi peuplé d’animaux de toute espèce, couvert d’une immense variété de plantes, et recèle de brillants métaux dans ses entrailles, tandis que les mers dont la terre est entourée, le ciel nuageux ou scintillant d’étoiles offrent encore à notre admiration de plus imposants spectacles. » p.139

A l’époque de Flora Tristan, l’esclavage que Mark Twain présente comme un triste souvenir de son enfance, fait rage avec une férocité inouïe. Elle en dénonce l’ignominie. Mark Twain, lui, constate que nombreuses sont les situations dans le monde lui remémorant ce qu’il croyait être un souvenir du passé. Flora Tristan et Mark Twain ont en commun, chacun à leur manière, leur intransigeance. Flora Tristan n’y survivra pas. Elle meurt à 41 ans d’épuisement, un éclat de balle logé dans le corps.

Flora Tristan

Qui était-elle ? Cédons lui la parole : « Ma mère est française : pendant l’émigration elle épousa en Espagne un Péruvien ; des obstacles s’opposant à leur union, ils se marièrent clandestinement………J’avais quatre ans quand je perdis mon père à Paris . Il mourut subitement, sans avoir fait régulariser son mariage, et sans avoir songé à y suppléer par des dispositions testamentaires. » p49.

Sa mère, alors enceinte d’un deuxième enfant, se retrouvant sans ressource, part mener une vie misérable à la campagne, puis rentre à Paris. Flora, après la mort de son petit frère, travaille dès l’âge de 15 ans comme ouvrière coloriste chez un graveur que sa mère l’oblige à épouser alors qu’elle n’a que dix-huit ans.

« A cette union je dois tous mes maux » écrit-elle. André Chazal, son époux, pense sans aucun doute la même chose puisqu’assassiner sa femme dans un geste de folie lui apparait comme la seule issue. Leurs trois enfants paieront également cher cette union désastreuse.

« J’avais vingt ans lorsque je me séparai de cet homme : il y en avait six, en 1833 que durait cette séparation » ces années furent pour Flora Tristan une longue fuite pour réchapper à la vindicte de son mari et cacher à la société sa situation véritablement « hors la loi ».

« J’appris, pendant ces six années d’isolement, tout ce qu’est condamnée à souffrir la femme séparée de son mari au milieu d’une société qui, par la plus absurde des contradictions, a conservé de vieux préjugés contre les femmes placées dans cette position, après avoir aboli le divorce et rendu presque impossible la séparation de corps. » p.50

La voilà, cette femme disqualifiée, devenue hors caste : « ..mise en dehors de tout par la malveillance, elle n’est plus, dans cette société qui se vante de sa civilisation, qu’une malheureuse Paria, à laquelle on croit faire grâce lorsqu’on ne lui fait pas d’injure. » p.51

L’époque était cruelle pour les femmes qui manifestaient un quelconque désir d’indépendance : « Jeune, jolie et paraissant jouir d’une ombre d’indépendance, c’étaient des causes suffisantes pour envenimer les propos et me faire exclure d’une société qui gémit sous le poids des fers qu’elle s’est forgés, et ne pardonne à aucun de ses membres de chercher à s’en affranchir. » p.51

La couleur est annoncée dans cet avant-propos des Pérégrinations d’une paria, qui permet au lecteur de comprendre la situation de Flora Tristan, et les conditions de son voyage de la dernière chance, qu’elle-même appréhende , pendant lequel elle devra sans cesse cacher sa vraie situation et se faire passer tantôt pour veuve, tantôt pour demoiselle, seul mensonge obligé qu’elle s’autorise, elle qui revendique avec tant d’ardeur l’absolue sincérité.

Remis en contexte – début du XIXème siècle – ce récit nous permet d’apprécier le courage de son auteure et la dette incommensurable qui est la nôtre, et je ne parle pas uniquement des femmes, mais de la société entière qui doit reconnaître le rôle d’une pionnière comme Flora Tristan dans la construction d’une société plus vivable pour chaque individu, homme, femme, enfant, du moins dans une partie du monde, car les situations décrites par Flora Tristan perdurent encore aujourd’hui là où sévit la misère, et une fois de plus on doit la citer : « On a observé que le degré de civilisation auquel les diverses sociétés humaines sont parvenues a toujours été proportionné au degré d’indépendance dont y ont joui les femmes. » p.42

Le récit est donc introduit par cet avant-propos, lui-même précédé d’une dédicace de trois pages «  aux Péruviens ». Cette dédicace annonce également la couleur.

« J’ai dit, après l’avoir reconnu, qu’au Pérou, la haute classe est profondément corrompue, que son égoïsme la porte, pour satisfaire sa cupidité, son amour du pouvoir et ses autres passions, aux tentatives les plus antisociales ; j’ai dit aussi que l’abrutissement du peuple est extrêmes dans toutes les races dont il se compose. » Signé : « Votre compatriote et amie, Flora Tristan » p.32

Pérégrinations d’une paria est le récit d’un voyage qui a transformé son auteure. Rejetée par la société, elle partait cependant malgré tout persuadée que sa vision du monde, grandement gérée par l’empathie qui emporte souvent son style et le désir d’aider autrui, était partagée par le plus grand nombre. Rapidement elle perd ses illusions, avec l’aide de ses compagnons de voyage, tantôt inquiets, tantôt amusés de ce qu’elle appelle elle-même sa naïveté. Ce mot « naïveté », Flora Tristan l’emploie à plusieurs reprises pour décrire sa propre ignorance, et cette insistance à s’attribuer des faiblesses qu’elle reconnaît sans nuance et dont ses détracteurs s’emparent, entraîne une lecture biaisée de son texte, qui, je l’ai déjà signalé, doit être lu non seulement dans son ensemble, mais être remis en contexte. Flora Tristan, par la sincérité de son propos, par son intégrité, par son regard critique y compris vis-à-vis d’elle-même, tend à ses ennemis le bâton pour se faire battre. Ainsi lui reprochera-t-on, en ne citant que partiellement son propos comme le fait souvent la critique, d’être une ambitieuse dont le seul rêve est d’accéder au pouvoir. Il suffit pour cela la citer en une phrase bien choisie, lorsqu’elle explique à la page 421, qu’il lui vient à Arequipa l’idée diabolique de tout mettre en œuvre pour séduire un militaire influent qui pourrait l’aider dans son projet, persuadée que pour faire le bien et changer la société, elle devait accéder au pouvoir politique, comme l’influente épouse du président, la signora Gamarra. Cette faiblesse, elle l’analyse elle-même deux cents pages plus loin.

« J’éprouvais un sentiment de honte d’avoir pu croire un instant au bonheur dans la carrière de l’ambition, et qu’il pût exister de compensation au monde pour la perte de l’indépendance. » p.646

Le sujet est donc clos, son ambition n’est pas d’accéder au pouvoir, mais il lui a fallu faire ce détour par le Pérou et assister à la déchéance de la Signora Gamarra, pour comprendre et construire son propre projet qui est inséparable de son œuvre et particulièrement de ce texte charnière.

Pérégrination d’une paria est le récit de la fin des illusions d’une auteure romantique devenue, après ce voyage, une militante inconditionnelle pour la cause des femmes et des ouvriers.

Dans un élan d’absolue sincérité elle décrit à la fois cette perte progressive de toute illusion et sa compréhension du monde et d’autrui inséparable du voyage et du contact avec les étrangers.

« En 1833, j’étais encore bien loin d’avoir les idées qui, depuis, ce sont développées dans mon esprit. A cette époque, j’étais très exclusive : mon pays occupait plus de place dans ma pensée que tout le reste du monde ; c’était avec les opinions et les usages de ma patrie que je jugeais des opinions et des usages des autres contrées……Alors je considérais un Anglais, un Allemand, un Italien comme autant d’étrangers : je ne voyais pas que tous les hommes sont frères et que le monde est leur commune patrie… » p.84

« A cette époque, j’étais encore sous l’influence de toutes les illusions d’une jeune fille qui a peu connu le monde, quoique j’eusse déjà éprouvé les plus cruelles peines ; mais, élevée au milieu des champs dans le plus complet isolement de la société, ayant depuis vécu dans la retraite, j’avais traversé dix ans de malheurs sans devenir plus clairvoyante. Je croyais toujours à la bienveillance, à la bonne foi…… » p.94

Pour illustrer son ignorance, Flora Tristan décrit son impatience, à l’arrivée aux îles du Cap Vert – plaque tournante du commerce des esclaves – à descendre visiter la ville de La Praya, et son étonnement face à l’indifférence du vieux Don José qui préférait rester à bord.

« – non, mademoiselle, je ne suis pas plus indifférent que vous à la vue de la terre ; mais seulement j’ai l’avantage sur vous de ma longue expérience, (…) : je pense que ce n’est pas la peine de quitter le bord afin d’être beaucoup plus mal à terre : c’est ce qui va vous arriver. » p85

Plus loin un autre compagnon de voyage M. David, lui fait le même discours : « Que voulez-vous, chère demoiselle ? il faut prendre le monde comme il est ; mais je désirerais, ainsi que je vous le disais à la Praya, vous voir connaître ce monde au milieu duquel vous êtes destinée à vivre, afin d’éviter d’y être dupe, méconnue, ridiculisée même, et, en définitive, malheureuse. » p.138

La voilà prévenue, ce même M.David, à leur arrivée à Valparaiso au Chili, inquiet de l’intérêt exagéré que suscite l’arrivée de Flora Tristan, continue sa mise en garde : « chère demoiselle, vous n’avez encore rien vu et si vous laissez aller à votre sensibilité, vous aurez beaucoup à souffrir dans ce pays ». M. David s’inquiète particulièrement des commérages malveillants des français vivant à Valparaiso, communauté de deux cents personnes dont Flora Tristan fait un portrait peu flatteur que je me fais un plaisir de relever ici.

« En effet, notre séjour à Valparaiso occupait beaucoup tous ces français qui, réellement, sont les êtres les plus bavards et les plus cancaniers qu’il soit possible d’imaginer ; ils se déchirent entre eux sans aucune espèce de ménagement, et se font détester par les habitants par les plaisanteries qu’ils ne cessent de leur adresser. C’est ainsi qu’en pays étrangers se montrent généralement nos chers compatriotes. » p.180

La sincérité absolue de Flora Tristan la mènera à sa perte. Sa première erreur étant d’annoncer par courrier à son oncle Pio que le mariage de ses parents n’avait pas été régularisé.

« .. j’écrivis la lettre suivante où moi-même, comme me l’a dit le président de la cour a Arequipa, et pour me servir de son expression, je me coupai la tête en quatre»p202

Le voyage en bateau

« Le 7 avril 1833, jour anniversaire de ma naissance, fut celui de notre départ. » p.65

Le jour de ses trente ans, elle embarque donc à Bordeaux sur un voilier de deux cents tonneaux, Le Mexicain, avec un équipage de quinze hommes plus cinq passagers, dont elle est la seule femme.

L’exténuante traversée de l’Atlantique, les conditions d’extrême chaleur au passage de l’équateur, puis de froid intense au cap Horn, la promiscuité, l’épuisement, l’inconfort, font de ce long voyage de plus de quatre mois une véritable épreuve à laquelle elle pense souvent ne pas survivre.

Elle souffre dès le départ, puis en permanence du mal de mer qu’elle décrit comme un véritable supplice.

« ..c’est une agonie permanente, une suspension de la vie ; il a l’affreux pouvoir d’ôter, aux malheureux qui y sont en proie, l’usage de leurs facultés intellectuelles, et aussi l’usage de leurs sens……quant à moi, je le ressentis avec une telle constance, qu’il ne se passa pas un seul jour, durant les cent trente-trois du voyage, sans que je n’eusse des vomissements. » p.74

Le départ très mouvementé rappelle celui de Mark Twain de Vancouver. Une tempête endommage le vaisseau, les empêche de sortir du Golfe de Gascogne, et les oblige à revenir réparer les dégâts. Cet incident causera de sérieux soucis au cours de la traversée. Deux autres navires partent également pour la même destination. Flora Tristan a choisi Le Mexicain, dont le capitaine Chabrié, qu’elle avait déjà rencontré, lui est vivement recommandé. Les capitaines des autres bateaux, qui arriveront à destination avant Le Mexicain, ne manqueront pas de colporter sur elle des rumeurs qui expliquent la curiosité malsaine que provoquera son arrivée à Valparaiso auprès de la communauté française.

Le mal de mer ne quitte plus Flora Tristan, elle ne se sent bien qu’en fin d’après-midi.  « Mais, lorsque la mer devenait mauvaise, j’étais malade sans interruption. » p.118

L’auteure consacre alors 55 pages aux difficultés de la vie à bord.

« La vie à bord est antipathique à notre nature « : au tourment perpétuel des secousses plus ou moins violentes du roulis, à la privation d’exercice, de vivres frais, à la continuité de ces souffrances qui aigrissent les humeurs et rendent irascibles les caractères les plus doux, il faut joindre le cruel supplice de vivre dans une petite chambre de dix à douze pieds, en vis-à-vis avec sept à huit personnes, qu’on voit le soir, le matin, la nuit, à tout instant. C’est une torture qu’il faut avoir éprouvée pour mieux la comprendre. » p.146

Un passager, on l’a vu, préfère pourtant rester à bord que descendre visiter la ville de La Praya au Cap vert. Flora Tristan ne sait pas qu’elle y assistera au spectacle affligeant du commerce des esclaves, et que l’enfer de la vie à bord n’est rien en comparaison avec l’ignominie infligée aux victimes de la traite des noirs. Le voyage au Pérou lui fera perdre toutes ses illusions. L’épreuve est de taille.

Le passage de l’Equateur annonce un véritable calvaire. « Quatorze jours après notre sortie de La Praya, nous étions sous la ligne, et là commencèrent nos grandes misères. » p.118

Une odeur corrosive de putréfaction, provenant de l’eau enfermée dans la cale après les réparations, envahit le bateau au point que les passagers doivent déserter leurs cabines pour ne pas mourir asphyxiés.

« Nous éprouvâmes pendant douze jours les souffrances les plus pénibles. Ne pouvant descendre dans la chambre, il fallut se résoudre à rester jour et nuit sur le pont. Nous avions continuellement, par quart d’heure d’intervalle, de l’orage et de la pluie ; ensuite le soleil de l’équateur dardait verticalement ses rayons sur nos têtes. La chaleur était intolérable. (.…) Nous éprouvions une soif dévorante ; nous n’avions aucun fruit frais dont nous puissions nous rafraîchir… » p.119

Flora Tristan, étonnamment, n’a jamais à souffrir du fait qu’elle est la seule femme à bord. Bien au contraire, l’équipage redouble d’attention pour lui rendre la traversée moins pénible : « Malgré les soins et les complaisances que ces messieurs du Mexicains eurent pour moi dans cette occasion comme pendant tout le voyage, je crus que je succomberai à la fatigue dont je fus accablée au passage de la ligne. M.Chabrié m’avait fait défoncer un tonneau vide, qui me servait d’abri…..M.David m’avait prêté ses bottes : M.Briet s’était privé de sa grande capote en peau de poisson pour me la prêter… » p.119

Elle doit à la protection du capitaine Chabrié ce statut particulier et le respect de tous ses compagnons de voyage.

Heureusement, l’odeur de putréfaction disparaît peu à peu, les passagers peuvent enfin regagner leurs cabines, la traversée devient plus plaisante. Flora Tristan décrit alors avec plus de bonheur la longue traversée jusqu’au Cap Horn.

« Après un beau coucher de soleil, j’aimais à rester une partie de la nuit sur le pont. Je m’asseyais au bout du navire, et là, tout en causant avec M.Chabrié, je regardais avec un vif plaisir les dessins de lumière phosphorique qui jaillissent du mouvement des vagues. Quelle brillante comète notre navire trainait après lui ! Quelle richesse de diamants ces folles vagues soulevaient dans leurs jeux. » p.122

Au cours du voyage, le sentiment de Chabrié pour sa passagère s’affirme de plus en plus. Il tombe éperdument amoureux et, au courant l’existence de sa fille et la croyant fille-mère, il finira par lui proposer de l’épouser. Flora Tristan, prisonnière de son mensonge, se sent coupable, impuissante et désespérée.

« Oh ! Que celui qui, pour sortir d’embarras, recourt à un premier mensonge, connait mal la route dans laquelle il s’engage ! » p.13

« Vint le cap Horn avec toutes ses horreurs.» Le passage du cap Horn se fait à une température moyenne de moins dix degrés. Flora Tristan décrit les souffrances physiques et morales des matelots, et s’offusque du manque d’organisation avant l’embarquement.

« Ceux dont la santé résistait étaient écrasés de fatigue, par la nécessité de faire la tache de ceux qui se trouvaient hors de service. Pour comble de maux ces pauvres matelots n’avaient pas le quart des vêtements qui leur eussent été nécessaires…… » p.123

La militante à venir prend alors la parole : « Le ministre de la marine pourraient prévenir les malheurs qui résultent du dénuement du matelot, en obligeant les commissaires de marine dans les ports à passer, conjointement avec les capitaines, la revue des hardes avant l’embarquement. » p.124

Bien sûr, le passage du cap Horn en juillet-août est une épreuve supplémentaire :

« Naviguant en juillet et août à l’extrémité méridionale de l’Amérique, nous n’avions que quatre heure de jour, et, lorsque la lune n’éclairait pas, nous étions pendant vingt heures dans une obscurité profonde. Ces longues nuits, augmentant les difficultés et les dangers de la navigation sont causes de nombreuses avaries ; les mouvements violents du navire, le sifflement affreux des vagues ôtent toute faculté pour s’occuper à chose quelconque. On ne pouvait ni lire, ni se promener, ni même dormir. » p.129

L’interminable traversée de l’océan « séparé de la mort par une faible planche », le passage de la ligne d’équateur à la merci des rayons brûlants du soleil, puis la descente vers les hautes latitudes aux nuits interminables, rien de tel pour reconnecter l’homme avec la planète, son immensité sphérique, et pour, comme le dit Flora Tristan réfléchir sur « l’instabilité des choses humaines ».

Tout voyageur ne peut qu’approuver, qui, comme Flora Tristan, adoptera le mode de pensée des navigateurs, pour constater au cours de son périple, que sur terre aussi bien qu’en mer l’influence de la latitude et la longitude va bien au-delà d’un simple changement d’éclairage. Cette géolocalisation, toujours changeante, finit par devenir une conscience du lieu omniprésente, une pensée accompagnante devenue partie de l’individu, de son fonctionnement, de son approche du monde.

Les longues journées en tête à tête sont aussi propices aux conversations, débats, épanchements, disputes, et pour Flora Tristan, prises de notes et réflexions. M.David, et le capitaine Chabrié ont une longue expérience du monde. Flora Tristan rapporte leurs vifs échanges d’idées, l’un est royaliste, l’autre républicain, un troisième, Briet, est bonapartiste. Flora Tristan dit ne pas prendre part aux conversations de peur, en se laissant emporter, de révéler sa situation, mais elle expose longuement les différents points de vue. A Chabrié qui vante les bienfaits du système républicain, et de son modèle aux Etats-Unis, David répond : 

« …Ne voyez-vous pas que les dix millions de population des Etats-Unis occupent un espace de terrain plus étendu que les trente millions de la population française ; que, conséquemment, en France la propriété a plus d’importance et l’individu moins. Ensuite, le beau pays à habiter que vos Etats-Unis ! L’ouvrier y est d’une insolence révoltante ; on ne peut, en quelque sorte s’y faire servir : la volonté d’une populace sans frein fait loi, à tel point que l’individu qui lui déplaît n’est pas en sureté. Là on voit incendier les églises catholiques en vertu de la liberté des cultes, assommer les gens de couleur au nom de l’égalité devant la loi, et tenir trois millions de nègres dans l’esclavage par respect pour la liberté individuelle…. »

Et Chabrié de répliquer : « Oh ! je sais que vous préférez les pays ou le peuple est souple, ou l’homme qui possède est tout et le prolétaire rien, parce que vous appartenez àla première des deux classes et que vous aimez qu’on vous fasse des courbettes…. » p.157

En relatant sur de nombreuses pages ces conversations si proches de nos préoccupations actuelles, Flora Tristan expose les idées politiques et arguments de l’époque. Nombreux sont également les portraits des personnes qu’elle rencontre et dont elle analyse la personnalité. Elle place cependant toujours au-dessus de tous, et certainement au-dessus de l’homme éduqué qui maîtrise toutes les règles de la convenance sociale, celui que la providence a destiné « à être éminent comme artiste, comme savant, ou comme écrivain ; enfin à marcher en avant de ses semblables ! » p.195

L’esclavage

On l’a vu, « la vie à bord est antipathique à notre nature ». Promiscuité, inconfort, souffrances innombrables, longue est la liste des épreuves quotidiennes des passagers et de l’équipage.

Pourquoi un passager, don José, vieil espagnol, ancien militaire qui connaît bien le monde et l’espèce humaine, a-t-il refusé de descendre se dégourdir les jambes sur l’île du Cap Vert ? Flora Tristan l’a déjà annoncé, à cette escale l’attend la première déception de son voyage. Sachant maintenir le lecteur en alerte, elle détaille d’abord l’accostage difficile en plein soleil de midi, l’intérieur élégant de la maison du consul qui leur offre le couvert et qui s’adresse en anglais aux deux esclaves qui font le service, puis la parure étonnante d’une riche Dame de La Praya qui l’accueille avec gentillesse, enfin la soirée en tête à tête à échanger des confidences avec le capitaine Chabrié, pauvre homme amoureux d’une femme émue de son attention mais dans l’obligation de cacher sa douloureuse réalité de femme mariée fuyant l’intransigeance d’une société qui peut d’un moment à l’autre lui reprendre son semblant de liberté.

Traversant la ville de la Praya, pourtant, Chabrié et Flora Tristan sont obligés de presser le pas car ils sont « assaillis par l’odeur de nègre » et ils préfèrent s’éloigner pour s’installer sur un rocher. L’ « odeur de nègre », l’odeur de l’absence d’hygiène, de la souffrance d’une population à la dignité anéantie ? Il est aisé de reprocher à Flora Tristan cette expression choquante, elle, jeune parisienne sans instruction, qui s’est élevée avec véhémence contre toutes les ignominies que représente ce commerce ignoble d’êtres humains que fut l’esclavage colonial qui a représenté pendant quatre siècle l’une des principales sources d’enrichissement de nos sociétés occidentales ! Que les sociétés non occidentales ne se sentent d’ailleurs pas libérées de toute responsabilité, car si l’esclavage a été aboli en 1803 par le Danemark, 1807 par l’Angleterre, 1848 uniquement en France, la traite des noirs africains a continué vers la péninsule arabique jusqu’au début du XXème siècle au point qu’il en existe même des témoignages photographiques ! Quant à l’esclavage, il est aussi ancien que l’espèce humaine, le commerce triangulaire des esclaves africains en étant une sorte de paroxysme dans l’histoire récente du monde occidental.

Que découvre Flora Tristan au Cap-Vert ? Elle rencontre un propriétaire français, M.Tappe, établi sur l’île depuis quatorze ans, après avoir abandonné son destin de missionnaire, pour un commerce plus juteux.

« – Mon dieu, mademoiselle, il n’y a sur cette côte qu’un seul genre de commerce, c’est la traite des nègres ; Quand je vins m’établir sur cette île, oh ! alors, c’était le bon temps ! il y avait de l’argent à gagner, et sans se donner beaucoup de peine. Pendant deux ans, ce fut le beau commerce ; la prohibition même de la traite faisait qu’on vendait les nègres tout ce qu’on voulait ; mais, depuis lors, ces maudits anglais ont tant insisté pour l’exécution rigoureuse des traités, que les dangers et les dépenses qu’occasionne le transport des nègres ont ruiné entièrement le plus avantageux commerce qu’il y eût ; ensuite cette industrie est maintenant exploitée par tout le monde, et on n’y gagne pas plus qu’à vendre des ballots de laine ou de coton .

M. Tappe me parlait de tout ce que je viens succinctement de raconter avec une simplicité, une bonhomie qui me laissaient tout ébahie. » p.105

M. David, ironique, se moquant de Flora Tristan qui a encore une haute considération des français, s’empresse de lui demander ce qu’elle pense de leur élégant compatriote…

Plus loin, Flora Tristan rapporte alors les propos de M.Tappe : « Je les traite comme il faut traiter les nègres , si l’on veut s’en faire obéir, à coups de fouet ; je vous assure, mademoiselle, que ces coquins-là vous donnent plus de peine à mener que des animaux . » p.110

Il lui apprend finalement qu’il est marié à une de ses esclaves dont il a trois enfants, et que son projet est de rentrer en France et de l’abandonner, en se disant qu’elle pourra de toute manière vendre ses enfants pour survivre.

« Mais, M. Tappe, cette fille est votre femme devant Dieu : elle est la mère de vos enfants ; et vous laisserez tous ces êtres à la merci de qui voudra les acheter sur la place publique ?…c’est une action atroce !!! » p.111

Au moment de quitter l’île, nouveau témoignage :

« Chez le consul m’attendait le spectacle d’une de ces scènes si repoussantes d’atrocité, et si fréquentes dans les pays où subsiste encore ce monstrueux outrage à l’humanité, l’esclavage. Ce jeune consul, représentant d’une république, cet élégant américain, si gracieux avec moi, si aimable avec M. David, ne paraissait plus qu’un maître barbare. Nous le trouvâmes dans la salle basse, frappant de coups de bâton un grand nègre étendu à ses pieds, et dont le visage était en sang. Je fis un mouvement pour aller défendre, contre son oppresseur, ce nègre dont l’esclavage paralysait les forces. » p.113

Flora Tristan rapporte d’autres scènes de violence envers les esclaves, d’autres propos de marchands négriers. Son témoignage est celui de la femme écœurée, révoltée, qui ne cessera de combattre l’injustice, et déjà, elle a perdu ses illusions. Elle ne demande plus qu’à reprendre la mer.

Au Pérou, l’esclavage bat son plein. Les indiens ont bien sur également été réduits à l’esclavage. Lorsqu’elle arrive enfin au domicile de son oncle à Arequipa, « Une foule d’esclaves étaient sur la porte » p.253. Flora Tristan aura, dans sa famille, « une petite négresse qu’on me donna pour me servir »

Les esclaves sont un des maillons de l’organisation de la société péruvienne. Flora Tristan aura l’occasion de visiter les sucreries à Lima.

 « La sucrerie de M. Lavalle, la villa-Lavalle, située à deux lieux de Chorrillos, est un magnifique établissement sur lequel se trouvaient quatre cents nègres, trois cents négresses et deux cents négrillons. »

Si l’esclavage bat son plein à l’époque, et ne sera définitivement aboli au Pérou qu’en 1851, le traité de Vienne a interdit la traite des esclaves en 1815, et le commerce se fait avec plus de difficultés. Le propriétaire de la sucrerie fait part de ses inquiétudes à sa visiteuse.

« …l’impossibilité de se procurer de nouveaux nègres est désespérante ; le manque d’esclaves apportera la ruine de toutes les sucreries ; nous en perdons beaucoup, et les trois quart des négrillons meurent avant d’avoir douze ans. Autrefois j’avais quinze cents nègres ; je n’en ai plus que neuf cents, y compris ces chétifs enfants que vous voyez. » p619

Flora Tristan dénonce alors les propriétaires qui ne se contentent pas de vivre du revenu de leurs sucreries, mais veulent « se créer une fortune indépendante de leur habitation. Pas un d’eux ne consentirait à diminuer sa récolte de moitié, pour faire cultiver à ses nègres plus de plantes alimentaires, leur accorder plus de repos et améliorer leur sort. » p.623

Elle accompagne ses critiques de propositions pour l’abolition de l’esclavage auxquelles M.Lavalle répond : « …pour un vieux planteur comme moi, je suis fâché de vous le dire, pas une de vos belles idées n’est réalisable.

Cette dernière réplique de M.Lavalle me fit sentir qu’en parlant a un vieux planteur, je parlais a un sourd. » p.625

Plus loin : « L’esclavage a toujours soulevé mon indignation ; et je ressentis une joie ineffable en apprenant l’existence de cette sainte ligue des dames anglaises, qui s’interdisaient la consommation du sucre des colonies occidentales »

Enfin, ce témoignage : « J’entrai dans un cachot ou deux négresses étaient renfermées. Elles avaient fait mourir leurs enfants en les privant de l’allaitement : toutes deux, entièrement nues, se tenaient blotties dans un coin. L’une mangeait du maïs cru ; l’autre, jeune et très belle, dirigea sur moi ses grands yeux ; son regard semblait me dire : J’ai laissé mourir mon enfant parce que je savais qu’il ne serait pas libre comme toi : je l’ai préféré mort qu’esclave. » p.629

Le Pérou

Le Pérou, est la destination de Flora Tristan, et plus particulièrement la ville blanche d’Arequipa, qui est, au sud, dans une région désertique et volcanique, la patrie de sa famille paternelle.

« Je me trouvais donc dans la maison où était né mon père ! maison dans laquelle mes rêves d’enfance m’avaient si souvent transportée que le pressentiment que je la verrai un jour s’était implanté dans mon âme, et ne l’avait jamais abandonnée. » p.255

Flora Tristan y sera bien accueillie, son séjour sera riche de rencontres, de plaisirs, de découvertes, d’observations, elle y vivra tremblements de terre, et même la guerre civile, visitera les célèbres couvents, décrira les mœurs de la société péruvienne, et fera un portrait sévère, accusateur, et parfois élogieux de son oncle Pio Tristan qui, bien qu’il l’accueille comme étant véritablement sa nièce, prétend n’avoir, pendant toutes ces années passées, reçu aucune nouvelle, aucune des lettres envoyées par sa mère. Il ne lui accorde qu’une infime partie de l’héritage qu’elle vient réclamer, et déclare s’en tenir à la loi. Qu’espérait-elle ?

Après la publication des Pérégrinations d’une paria, son oncle, furieux, met fin au paiement de la pension qu’il lui verse. Les péruviens, auxquelles elle dédie le livre le brûleront sur la place publique.

« Les Péruviens sont politiques en toute circonstance, flatteurs, bas, vindicatifs et poltrons. »p220

Flora Tristan présente son oncle Pio Tristan comme un militaire puissant, ambitieux et opportuniste, qui après avoir combattu pour la couronne d’Espagne, se range du côté des républicains après avoir perdu la guerre d’indépendance du Pérou, et réussit à se faire détester par tous. Il est tantôt proche du pouvoir, tantôt en fuite à l’étranger.

« Quand j’arrivais au Pérou, il était de retour depuis dix mois seulement, et songeait alors à se faire nommer président »… « Tous le craignaient, particulièrement les employés du gouvernement parce qu’il était presque toujours au pouvoir, et tous au fond le détestaient. » p.220

Pérégrinations d’une paria regorge de portraits des personnes rencontrées par l’auteur, qui dépeint avec subtilité jusqu’au plus profond de leur âme, et ne laisse passer aucune faiblesse, ni ne néglige de vanter aucune de leurs qualités.

On citera ici au moins l’un de ces portraits dans sa totalité : non pas celui de son oncle, mais celui de son épouse, qui est aussi sa nièce, Joaquina de Florez à qui Flora Tristan a certainement beaucoup à reprocher :

« ….Ma tante s’appelle Joaquina de Florez ; elle a dû être sans contredit la plus belle personne de toute la famille. Lorsque je la vis, elle pouvait avoir quarante ans ; encore très belle, ses nombreuses couches (elle avait eu onze enfants) plus que les années, avaient fané sa beauté. Ses grands yeux noirs sont admirables de forme, d’expression, et sa peau dorée, unie, ses dents de la blancheur des perles, lui donnent beaucoup d’éclat. Ma tante me donnait une idée de ce que devait être Madame de Maintenon ; elle a été formée par mon oncle, et quoique son éducation première ait été très négligée, certes l’élève fait honneur au maître. Joaquina était faite pour être régente d’un royaume ou maîtresse d’un roi septuagénaire.

Son grand talent est de faire croire, même à son mari, tout fin qu’il est, qu’elle ne sait rien, qu’elle s’occupe seulement de ses enfants, et de son ménage. Sa grande dévotion, son air humble et doux, soumis, la bonté avec laquelle elle parle aux pauvres, l’intérêt qu’elle témoigne aux petites gens qui la saluent lorsqu’elle passe dans la rue, la timidité de ses manières et jusqu’à l’extrême simplicité de ses vêtements, tout annonce en elle la femme pieuse, modeste, sans ambition. Joaquina s’est fait un sourire affable, un son de voix flatteur pour aborder tous les partis qui se disputent le pouvoir. Ses manières sont simples ; son esprit, qu’elle tient constamment en bride, est délié, son éloquence persuasive, et ses beaux yeux se remplissent de larmes à la moindre émotion. Si cette femme se fut trouvée placée dans une situation en rapport avec ses capacités, c’eût été un des personnages les plus remarquables de l’époque. Son caractère s’est modelé sur les mœurs péruviennes.

Dès la première vue, Joaquina m’inspira une répulsion instinctive. Je me suis toujours méfiée des personnes dont le gracieux sourire n’est pas en harmonie avec le regard. Ma tante offre à l’ œil exercé la représentation de cette discordance, malgré le soin qu’elle apporte à accorder le son de sa voix avec le sourire de ses lèvres. Sa politique fait l’admiration de tous ceux qui la connaissent ; car au Pérou, ce qu’on admire le plus, c’est la fausseté. » p.351

Flora Tristan, femme intègre, dénonce la « fausseté » qui fait partie des rouages de la société péruvienne de l’époque, où de riches et puissants propriétaires sont servis par des travailleurs pauvres et des esclaves, société déchirée par de nombreux conflits et guerres civiles, et qui est également partie prenante d’une religion catholique qui gère tout.

« Joaquina fait un grand étalage de religion : elle observe toutes les pratiques superstitieuses du catholicisme avec une ponctualité bien fatigante pour ceux qui l’entourent ; mais il faut se concilier la faveur du clergé, la vénération de la foule bigote, et, dans l’intérêt de son ambition, rien n’est pénible à ma tante. Elle cajole les pauvres par de douces paroles, mais ne soulage pas leur misère comme son immense fortune lui permettrait si bien de le faire. La religion n’est pas chez elle cette affection de l’âme qui se manifeste par l’amour de ses semblables ; la sienne ne la pousse à aucun dénuement, à aucun sacrifice.’’

Flora Tristan continue sur le même ton, elle accuse Joaquina d’être une ambitieuse, dure et avare comme son mari. Soupçonne-t-elle sa tante d’avoir détourné les lettres envoyées par sa mère pendant de nombreuses années à Don Pio Tristan, qui prétend n’avoir rien reçu, afin que celui-ci ne soit pas tenté de lui restituer son héritage, attitude ayant eu pour résultat les conditions de vie misérables de Flora Tristan et de sa mère, la mort de son petit frère, le mariage précipité et désastreux de Flora à l’âge de 18 ans et les conséquences déplorables qui suivirent ? On ne le sait pas, mais elle ne fait aucun cadeau à cette tante qui se trouve être comme elle une nièce de Don Pio et qui, dès la première vue, lui inspira une répulsion instinctive.

«  Je me suis toujours méfiée des personnes dont le gracieux sourire n’est pas en harmonie avec le regard. » On peut souligner cette phrase de Flora Tristan. L’art de lire dans le regard l’authenticité du sourire, et inversement de lire le sourire dans les yeux d’un visage qui ne sourit pas, est un talent qui s’acquiert a force de multiplier les rencontres avec des cultures dont les codes sociaux ne sont pas les nôtres. Flora Tristan n’est pas dupe, l’accueil chaleureux de son oncle et de sa tante n’est qu’une façade. Pouvaient-ils prévoir que cette nièce française vivant à l’autre bout du monde ferait un jour le voyage pour venir réclamer son dû ?

Heureusement, l’auteure sera véritablement bien accueillie par sa cousine Carmen – l’un des nombreux portraits de femmes mal mariée reprochés par la critique à Flora Tristan. Cependant, bien plus qu’une série de portraits, Pérégrinations d’une paria constitue un document unique sur l’histoire et les mœurs du Pérou du XIXème siècle, et nous permet d’assister, au jour le jour, et à travers le regard d’une femme, à la révolution qui mènera à le pays à l’indépendance, de pénétrer à l’intérieur même des célèbres couvents de femmes , de suivre les innombrables fêtes, spectacles, processions, célébrations populaires empruntes de superstitions, dont raffole sa cousine Carmen, et que Flora Tristan juge avec tristesse et sévérité.

« C’est par de pareils moyens que les peuples de l’Amérique du sud sont entretenus dans leurs préjugés. Le clergé a aidé à la révolution, mais il n’a pas entendu perdre le pouvoir, et il le conservera longtemps encore. » p.277

La militante socialiste à venir prend alors la parole : « Je me suis toujours vivement intéressée au bien être des sociétés au milieu desquelles le destin m’a transportée, et je ressentais un vrai chagrin de l’abrutissement de ce peuple. Son bonheur, me disais-je, n’est jamais entré pour rien dans les combinaisons des gouvernants. S’ils avaient voulu réellement organiser une république ils auraient cherché à faire éclore, par l’instruction, les vertus civiques, jusque dans les dernières classes de la société ; mais comme le pouvoir, et non la liberté, est le but de cette foule d’intrigants qui se succèdent à la direction des affaires, ils continuent l’œuvre du despotisme, et, pour s’assurer de l’obéissance du peuple qu’ils exploitent, ils s’associent aux prêtres pour le maintenir dans tous les préjugés de la superstition. » p.278

 « Le degré de civilisation auquel un peuple est parvenu se reflète dans tout. Les amusements du carnaval ne sont pas plus décents, à Arequipa, que les farces et bouffonneries de la semaine sainte. » p.322

A maintes occasions Flora Tristan déplore que tout l’argent dépensé pour les fêtes et cérémonies religieuses ou pour l’armée, ne soit pas consacré à l’éducation des péruviens : « Combien d’écoles n’établirait-on pas avec ce que coutent toutes ces vaines cérémonies ! » p.606

Lorsque la guerre civile éclate, elle déclare : « Ce n’est pas actuellement pour des principes que se battent les Américains-Espagnols, c’est pour des chefs qui les récompensent par le pillage de leurs frères. » p.381

Elle raconte alors la confusion totale causée par la guerre civile, l’inconséquence et la lâcheté des militaires censés protéger la ville, l’inquiétude et le changement d’attitude de son oncle vis-à-vis d’elle, la panique des riches propriétaires et des femmes. Elle assiste du toit de la maison de son oncle, aux combats violents, à la débandade de la population qui se réfugie dans les couvents, emportant le plus d’objets précieux possible. Les couvents sont alors de véritables institutions, les religieuses y ont nombre d’esclaves à leur service. Flora Tristan leur consacre de nombreuses pages, mais au retour des hommes blessés et mourants, alors qu’elle se rend à l’hôpital accompagner un blessé, elle accuse :

«  C’était pitié de voir la cour de cet hôpital ! Pas un des couvents d’Arequipa ne comprend que la religion prêchée par Jésus Christ consiste à servir son prochain ; ce dévouement à la souffrance, qu’une religion vraie seule inspire, ne se montre nulle part ; il n’existe pas une sœur de charité pour soigner les malades ; ce sont de vieux indiens qui en sont chargés ; ces hommes vendent leurs soins : on ne saurait espérer d’eux aucun zèle. » p.504

L’auteure, incontestablement croyante, « être de foi avant tout » p. 47 s’élève avec ardeur contre les abus et les incohérences du catholicisme. Elle l’annonce dès le début, des Pérégrinations.

 « Le catholicisme de Rome nous laisse avec tous nos penchants, et donne à celui de l’égoïsme la plus grande intensité. » p.61

La guerre civile terrorise la haute société dont le fondement repose sur un système d’inégalités le travail est produit par des esclaves qui, inévitablement, se réjouissent de la panique des maîtres, espérant voir la situation se retourner en leur faveur. Ces esclaves ne sont pas uniquement les esclaves noirs, mais aussi les indiens, dont la civilisation a été anéantie, et qui portent en eux plusieurs siècles de rancœur.

A quelles basses besognes ont-ils été relégués, dans cette société qui s’est construite au dépend de leur civilisation réduite à néant par l’invasion espagnole ?

Les femmes

Les Ravanas, troupes de femmes indiennes qui suivent les armées, en sont un exemple étonnant.

« Les ravanas sont les vivandières de l’Amérique du Sud. Au Pérou, chaque soldat emmène avec lui autant de femmes qu’il veut ; il y en a qui en ont jusqu’à quatre. Elles forment une troupe considérable, précèdent l’armée de plusieurs heures pour avoir le temps de lui procurer des vivres, de les faire cuire et de tout préparer au gite qu’elle doit occuper. Le départ de l’avant-garde femelle fait de suite juger de tout ce que ces malheureuses ont à souffrir, de la vie de dangers et de fatigues qu’elles mènent. Les ravanas sont armées ; elles chargent sur des mules les marmites, les tentes, tout le bagage enfin ; elles trainent à leur suite une multitude d’enfants de tout âge, font partir leurs mules au trot, les suivent en courant, gravissent ainsi les hautes montagnes couvertes de neige, traversent les fleuves à la nage, portant un et quelquefois deux enfants sur leur dos.(……)Ces femmes, qui pourvoient à tous les besoins des soldats, qui lavent et raccommodent ses vêtements, ne reçoivent aucune paie et n’ont pour salaire que la faculté de voler impunément ; elles sont de race indienne, en parlent la langue et ne savent pas un mot d’espagnol. Les ravanas ne sont pas mariées, elles n’appartiennent à personne et sont à qui veut d’elles. (……)Lorsqu’on songe qu’en menant cette vie de peines et de périls, elles ont encore les devoirs de la maternité à remplir, on s’étonne qu’aucune y puisse résister. » p.432

Flora Tristan l’avait annoncé en introduction : elle écrit les Pérégrinations pour attirer l’attention non pas sur elle, comme on le lui reprochera, « mais sur toutes les femmes qui se trouvent dans la même position, et dont le nombre augment journellement. » p45. Elle s’insurge, dénonce des situations scandaleuses, femmes esclaves, femmes réduites à l’état d’esclaves, et déclare sans hésitation : « Les femmes d’Arequipa, ainsi que celles de Lima, m’ont paru bien supérieures aux hommes » p.324

Les femmes sont opprimées parmi les opprimés, en introduction encore : « Existe-t-il une action plus odieuse que celle de ces hommes qui, dans les forêts de l’Amérique, vont à la chasse des nègres fugitifs pour les ramener sous le fouet du maitre ! la servitude est abolie, dira-t-on, dans l’Europe civilisée. On n’y tient plus, il est vrai, marché d’esclaves en place publique ; mais dans les pays les plus avancés, il n’en est pas un ou des classes nombreuses d’individus n’aient à souffrir d’une oppression légale. Les paysans en Russie, les juifs à Rome, les matelots en Angleterre, les femmes partout . » p.41

Pourtant, les femmes de Lima profitent, d’après Flora Tristan, d’un statut à part. Son témoignage est, une fois de plus, étonnant, et mérite qu’on s’y attarde.

« Il n’est pas de lieu sur la terre ou les femmes soient plus libres, exercent plus d’empire qu’à Lima. Elles règnent là sans partage ; c’est d’elles en tout, que part l’impulsion. » p.594.

Elle décrit les Liméniennes, leur constitution solide, leur belle apparence, leurs manières expressives, et tout en leur reprochant leur manque d’éducation, leur goût pour l’or et les fêtes, elle s’extasie à la vue de leur costume. « Leur costume est unique. (….) Ce costume, appelé saya, se compose d’une jupe et d’une espèce de sac qui enveloppe les épaules, les bras et la tête, et qu’on nomme manto. J’entends nos élégantes parisiennes se récrier  sur la simplicité de ce costume ; elles sont loin de se douter du parti qu’en tire la coquetterie. (…)Ce n’est qu’à Lima qu’on peut faire confectionner ce genre de costume ; et les Liméniennes prétendent qu’il faut être né à Lima pour pouvoir être ouvrier en saya.» p.596

La saya est une longue jupe moulante noire ou colorée, entièrement plissée de haut en bas de tout petits plis. « Le manto est toujours noir, enveloppant le buste entier ; il ne laisse apercevoir qu’un œil. » Flora Tristan nous détaille longuement chaque élément de ce costume qui l’émerveille, et la façon de le confectionner.

 « Une liménienne en saya, ou vêtue d’une jolie robe venant de Paris, ce n’est plus la même femme ; on cherche vainement ; sous le costume parisien, la femme séduisante qu’on a rencontrée le matin dans l’église de Sainte-Marie. Aussi à Lima, tous les étrangers vont-ils à l’église, non pour entendre chanter aux moines l’office divin, mais pour admirer, sous leur costume national, ces femmes d’une nature à part. » p.598

Flora Tristan explique que ce costume respecté de tous, qui permet aux femmes de sortir et de se rendre incognito, même de leur mari, seules où elles veulent, leur donne une liberté inégalée en Europe.

« Ainsi ces dames vont seules au spectacle, aux courses de taureaux, aux assemblées publiques, aux bals, aux promenades, aux églises, en visites, et sont bien vues partout. Si elles rencontrent quelques personnes avec lesquelles elles désirent causer, elles leur parlent, les quittent et restent libres et indépendantes, au milieu de la foule, bien plus que ne le sont les hommes, le visage découvert. » p.603

Flora Tristan, épouse en fuite obligée de se cacher depuis plus de huit ans, jeune femme séduisante dans l’impossibilité de vivre libre dans cette société du début XIXème siècle conclut :

« D’après ce que je viens d’écrire sur le costume et les usages des liméniennes, on concevra facilement qu’elles doivent avoir un tout autre ordre d’idées que celui des Européennes, qui, dès leur enfance, sont esclaves des lois, des mœurs, des coutumes, des préjugés, des modes, de tout enfin ; tandis que, sous la saya, la liménienne est libre, jouit de son indépendance et se repose avec confiance sur cette force véritable que tout être sent en lui, lorsqu’il peut agir selon les besoins de son organisation. » p.603

Le récit des Pérégrination d’une paria, comme le séjour au Pérou de Flora Tristan, se termine à Lima le 15 juillet 1834, lorsqu’elle embarque pour l’Europe.

Le voyage de la dernière chance de Flora Tristan se solde par un échec, elle n’obtiendra pas de son oncle l’héritage qu’elle espérait. Son périple aura fait d’elle cette femme sans plus aucune illusion, qui vouera le reste de sa courte existence à la cause des opprimés. Elle le fera avec tant de zèle, de lyrisme et d’emphase qu’on la traitera d’ambitieuse et de vaniteuse, jusqu’à ce qu’elle meure d’épuisement.

Heureusement, Flora Tristan est aujoud’hui célébrée au Pérou comme il se doit. Ses Pérégrinations d’une paria, nous éclairent sur le monde dont nous avons hérité, elles méritent aujourd’hui une nouvelle lecture.

Pour conclure

J’aimerais, pour clore ce chapitre consacré aux Pérégrinations d’une paria, m’attarder sur les réflexions de Flora Tristan concernant l’influence des climats sur les peuples, réflexions qui ont aussi été celles de Mark Twain, et sans aucun doute celles de nombreux voyageurs. C’est un questionnement sur lequel je reviendrai plus loin sur ce site.

« Les yeux fixés sur les prodiges que la liberté a fait éclore dans l’Amérique du Nord, on s’étonne de voir celle du Sud rester si longtemps en proie aux convulsions politiques, aux guerres civiles, et l’on ne fait pas assez d’attention à la diversité des climats, aux différences morales des deux peuples. Dans l’Amérique du Sud, les besoins sont restreints et faciles à satisfaire. Les richesses sont encore très inégalement réparties, et la mendicité, compagne inséparable du catholicisme espagnol, y est presque un métier. (…) tandis que, dans l’Amérique anglaise, (…) les populations y étaient rapprochées, elles habitaient sous un climat qui donne de nombreux besoins, avaient conservé les habitudes laborieuses de l’Europe, et la richesse n’y étant acquise que par la culture des terres ou le commerce régulier, il y avait assez d’égalité dans sa distribution.» p.404

Pour terminer nous nous tournerons une fois de plus vers Mark Twain, qui répètera sans le savoir, soixante ans plus tard, cette remarque de Flora Tristan sur la nécessité pour les peuples de s’unir et de se rapprocher.

« Si les populations de ces républiques étaient rapprochées, il se rencontrerait plus d’unités de vue, et ces contrées ne présenteraient pas, depuis vingt ans, l’affligeant spectacle de guerres sans cesse renaissantes. » p.403

Flora Tristan Pérégrinations d’une paria 1837

S’il n’y avait eu qu’une seule Inde, et un seul langage – mais il y en avait quatre-vingt ! Quand il y a quatre-vingt nations et plusieurs centaines de gouvernements, les combats et les disputes font immanquablement partie du quotidien. »

Mark Twain En suivant l’Equateur 1898

Paris, 06 juin 2012

« La seule ville au monde qui ne m’ait jamais plu. » Flora Tristan

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